Maben se leva, s’isola dans la salle de bains et s’assit sur les toilettes. Enfouit son visage dans ses mains. Se mit à haleter comme si elle venait de monter l’escalier d’un grand immeuble. Sentant qu’elle commençait à transpirer, elle se releva et se mit à aller et venir devant le miroir de la salle de bains. Essaya de se calmer en fredonnant, puis en chantant, mais aucune chanson ne lui venait à l’esprit, alors elle ouvrit le robinet, s’aspergea le visage et s’ordonna de respirer comme un être humain normal, bon sang, mais il n’y avait rien à faire.
20
Maben laissa Annalee dormir et retourna à l’accueil parler à Brenda, assise derrière le comptoir en train de lire le journal. Brenda leva les yeux et lui demanda si elle avait besoin de quelque chose.
« Ce café, dit Maben. Quelque chose à faire.
— Il va falloir que vous fassiez des phrases complètes, dit Brenda en repliant son journal et en le posant de côté.
— Vous avez parlé d’un travail.
— Rien de très excitant, dit Brenda. Je peux les appeler, leur dire que vous arrivez. Vous n’avez pas d’argent ?
— Si. Une vingtaine de dollars.
— Donc vous n’avez pas d’argent.
— Vous pouvez surveiller Annalee ? »
Brenda fronça le nez.
« En règle générale, non. Mais puisqu’il n’y a personne d’autre ici, d’accord.
— Elle dort pour le moment.
— D’accord. »
Brenda décrocha le téléphone, appela le café et dit qu’elle envoyait quelqu’un qui pourrait faire tout ce dont ils auraient besoin. Maben trouva que ces mots résumaient parfaitement la situation. Que c’était le même refrain depuis longtemps. Brenda raccrocha et lui indiqua le chemin. Marchez jusqu’au croisement de Main. Tournez à droite. Une rue plus loin, tournez à droite sur Broadway. Deuxième ou troisième bâtiment sur la droite. Maben la remercia et se mit en route.
Elle trouva sans difficulté et un dénommé Sims vint à sa rencontre. Il portait un tablier, un torchon sur l’épaule et un stylo calé derrière l’oreille. L’établissement était vide en ce milieu d’après-midi, à l’exception d’un homme en salopette qui buvait un café au comptoir. Sims demanda à Maben si elle pouvait faire la plonge et elle répondit oui, et il l’emmena dans la cuisine. Elle passa le reste de l’après-midi à laver la vaisselle, passer la serpillière et sortir les poubelles. Obéissant aux instructions de Sims. Au bout de quelques heures, elle lui dit qu’il fallait qu’elle aille retrouver sa fille et il ouvrit le tiroir-caisse, prit une enveloppe et en sortit un billet de vingt dollars qu’il lui tendit. Sa fortune venait de doubler.
« Vous avez fait du bon boulot, lui dit-il. Si vous voulez revenir demain, pas de problème. »
Elle plia le billet dans le creux de sa main.
« Vous n’êtes pas ouvert ce soir ? demanda-t-elle.
— Un vendredi soir ? Je vois pas pourquoi on serait pas ouvert.
— Alors je pourrais revenir un peu plus tard ? »
Il haussa les épaules.
« Oui, pourquoi pas. Si vous voulez. »
Elle dit d’accord puis retourna au foyer et trouva Annalee assise par terre avec Brenda et la jeune fille qui leur avait apporté de l’eau. Toutes les trois penchées sur des livres de coloriage. Elle se baissa et déposa un baiser sur la tête d’Annalee. Elle avait faim, alla se préparer un sandwich dans la cuisine puis revint à l’accueil et s’assit avec les autres, et elle remarqua que la petite avait fait des progrès en coloriage et débordait moins des lignes.
Brenda regarda sa montre.
« Je m’en vais bientôt. Une nouvelle va arriver, elle sera là jusqu’à demain matin.
— Elle a mangé quelque chose ? demanda Maben en hochant la tête vers Annalee.
— Environ deux douzaines d’Oreo. »
Brenda et la jeune fille se levèrent et disparurent dans le bureau tandis que Maben se détendait un peu en regardant sa fille colorier un ours, la fourrure en bleu et les yeux en vert. Dix minutes plus tard, une autre femme fit son entrée. Jeune, noire, avec un gros sac à main. Maben se mit à l’aise, tendant les jambes devant elle, et écouta les femmes échanger quelques mots sur la journée et la nuit à venir. Puis elle enleva ses chaussures et se massa la plante des pieds avec le gras du pouce. Annalee avait les jambes croisées et Maben lui demanda si elles lui faisaient mal.
« Oui.
— Alors tends-les. »
Annalee obéit et Maben commença à masser les muscles de ses petites jambes. Elle dit pas trop fort et Maben diminua un peu la pression. Appuyant délicatement du bout des doigts contre la peau. Elle aurait voulu pénétrer au plus profond des muscles, pour en arracher la douleur, et lui dire qu’elle n’aurait plus jamais à courir de toute sa vie parce que sa mère était poursuivie, mais ç’aurait été un mensonge.
Brenda et l’adolescente passèrent devant Maben et Annalee en partant et leur dirent on se revoit demain. La Noire sortit la tête du bureau et leur dit venez me trouver si vous avez besoin de quelque chose. J’ai de la paperasse à remplir.
Maben dit à la petite qu’elle allait prendre une douche et Annalee la suivit jusqu’à leur box. S’assit au bord du lit avec son livre de coloriage.
« Tu as encore faim ? demanda Maben.
— Pas vraiment. J’ai mal au ventre.
— J’imagine. »
Maben alla sous la douche, et quand l’eau chaude commença à lui couler sur la nuque elle ferma les yeux et se mit à murmurer toute seule. C’était un rêve, tout ça n’était qu’un rêve. Une mauvaise nuit comme d’autres mauvaises nuits et tout ça n’était pas réel. Essaie et tu verras, tout ça s’en ira, loin. Très loin. Elle tourna le robinet et l’eau devint plus chaude, presque brûlante. Et la vapeur se mit à monter et elle pria pour que tout ça n’ait été qu’un rêve. Ses supplications à l’arrière de la voiture tandis qu’il l’emmenait dans le noir et ses mains qui se baladaient là où elles n’auraient pas dû et l’écho des coups de feu dans ce paysage désolé et le visage torturé d’angoisse de la petite derrière la fenêtre de la chambre du motel. C’était un rêve. Un sale rêve. La vapeur continuait de s’élever dans la douche et l’eau ruisselait sur son corps meurtri et elle ressentait tout et réentendait tout et ce n’était pas un rêve mais un cauchemar et elle le sentait jusque dans le nuage de vapeur qui l’enveloppait. L’eau si chaude et la peur qui montait en elle de nouveau. D’un coup de poignet elle ferma le robinet et appuya le front contre la faïence glissante de la paroi de la douche.
Elle resta immobile. L’eau dégoulinait de son corps, chaque goutte résonnant comme un minuscule avertissement. Elle essaya de relever la tête deux fois de suite et la laissa chaque fois retomber, et puis elle entendit la voix d’Annalee qui chantait toute seule et alors elle se redressa. Esquissa un sourire. Elle sortit de la douche et se sécha. Se rhabilla et vint s’asseoir à côté de la petite.
« Et moi, qu’est-ce que je peux colorier ? »
Annalee feuilleta son cahier.
« Tu préfères un canard ou un chien ?
— Un canard. Les chiens, ça mord.
— Pas les chiens gentils.