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Quand il retourna sur Delaware, il se retrouva arrêté à un feu rouge à côté d’un groupe de filles entassées dans la Cadillac de maman. Il resta à leur hauteur. Elles écoutaient la radio et chantaient en chœur, leurs voix charmantes et suraiguës. Elles chantaient faux et s’en fichaient. Il les regarda. Trois à l’avant et trois à l’arrière. Elles ne le remarquèrent pas au début, mais au milieu d’une longue note tenue, celle qui conduisait tourna la tête vers lui et s’écria oh mon Dieu. Elle partit d’un grand éclat de rire et ses copines arrêtèrent de chanter, virent qu’il les regardait, et elles se plièrent en deux dans la voiture et la mélodie plaintive fut étouffée par leurs piaulements hilares. Russell se mit à rire lui aussi, puis le feu passa au vert et la conductrice aux pommettes saillantes lui lança un regard en plissant les yeux, le traita de pervers, et les autres explosèrent de rire de plus belle et la Cadillac démarra comme une fusée, bondissant au carrefour telle une espèce de bête préhistorique.

Et la chouette petite promenade en voiture tourna court.

Il alla chez son père et trouva ce dernier dans la cuisine en compagnie de Consuela. Mitchell mettait les poissons dans un bol de lait, puis dans un bol de farine, et elle était à côté de lui en train d’éplucher du chou et des carottes.

Mitchell avisa le front de son fils.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Russell leva une main, arracha le pansement, le jeta à la poubelle et ne dit rien.

Une table de bois pour quatre au milieu de la pièce. Un torchon sur le rebord de l’évier. Une rangée de tasses à café suspendues à des crochets sous le placard. Le carrelage noir et blanc au sol. L’aimant en forme de bouteille de Coca sur le frigo. Le tableau encadré au-dessus de la porte, représentant un Jésus bienveillant, les mains croisées sur les genoux, en toge blanche, la tête auréolée d’une lumière divine. La seule chose qui avait changé, c’était Consuela. Elle était toujours pieds nus.

« Viens voir », dit Mitchell.

Il se lava les mains, s’essuya avec un torchon et se dirigea vers la porte du fond.

« Quoi ? fit Russell.

— Viens, je te dis. J’ai besoin d’un coup de main. »

Ils traversèrent le jardin et allèrent vers la grange. Le pick-up de Mitchell était garé devant. Il fit le tour du véhicule et abaissa le hayon.

« J’arrive pas à la sortir tout seul. »

Sur le plateau du pick-up reposait une statue en béton de la Vierge Marie, les bras ouverts, prêts à rattraper tout ce qui pourrait tomber du ciel.

« Doux Jésus, dit Russell.

— C’est pas Jésus. C’est sa maman. »

Mitchell attrapa le socle rond.

« Vas-y, soulève. Et fais attention. »

Ils tirèrent le bas de la statue jusqu’à ce qu’elle bascule du hayon et se mette d’aplomb, et Russell se baissa juste à temps pour ne pas se prendre le bras gauche de la Vierge en pleine poire. Elle mesurait plus de deux mètres. Le nez pointu et le regard empreint de compassion.

« Je me suis dit que ça aiderait Consuela à se sentir comme chez elle, dit Mitchell en considérant la statue avec une certaine fierté. Tu sais, à la télé, toutes ces places de village et ces endroits qu’on voit dans d’autres pays où y a toujours une statue au milieu ? Je sais qu’il y en a des comme ça au Mexique. Clive m’en a parlé, la première fois qu’il est allé là-bas. Des grandes places avec des rues en terre rouge, il a dit, et des Vierge Marie partout.

— Où est-ce que tu as dégoté ça ?

— Un type qui avait tout un tas de chiens et d’anges en béton en bordure d’autoroute. Il se l’était mise de côté pour lui mais j’ai réussi à l’avoir. On se baladait. On faisait le tour des bazars du coin. Quand elle l’a vue, elle a souri en hochant la tête, et j’ai pensé que ça voulait dire qu’elle en avait envie, et voilà, c’est là maintenant.

— C’est là maintenant.

— Ou plutôt elle est là maintenant.

— Oui. Elle. Bien sûr.

— Tu crois que je devrais la mettre plus près de la maison ? »

Les deux hommes tournèrent la tête et virent Consuela debout à la lisière du jardin, en train de les observer. Elle portait l’un des tabliers de Liza.

Mitchell alla prendre un chariot dans la grange. Russell se plaça derrière la Vierge, passa ses bras autour de sa taille et la tira en arrière, et Mitchell fit glisser le chariot sous le socle. Elle pesait aussi lourd qu’eux deux réunis, et son poids les aida à la faire rouler sur le chemin en légère pente jusqu’à la maison. Mitchell lui fit signe de s’arrêter quand ils furent au milieu du jardin, au niveau d’une vieille tige en métal qui avait servi autrefois de poteau de corde à linge et autour de laquelle s’était enroulée une tresse de lierre. Ils s’échinèrent à la faire descendre du chariot et à la positionner face à la fenêtre de la cuisine. Mitchell se tourna vers Consuela, et elle dit quelque chose qu’il ne comprit pas puis rentra dans la cuisine. Russell recula d’un pas et admira les bras puissants de la Vierge, ses yeux pleins de bonté, ses mains ouvertes, comme si l’annonciation du Christ était sur le point de se déverser de sa bouche à tout moment.

« Je veux même pas savoir combien tu l’as payée.

— Tant mieux, dit Mitchell. Allons manger. »

De retour dans la cuisine, Mitchell se remit aux fourneaux. La grande poêle à frire était installée sur la véranda, juste derrière la porte de la cuisine, et il allait et venait de l’une à l’autre. Jetant les poissons dans la poêle. Retournant en préparer d’autres. Russell le suivait, une bière à la main, l’appétit aiguisé. Bientôt le plat au centre de la table fut rempli de filets dorés et croustillants. Tandis que les hommes s’activaient, Consuela avait mélangé le chou et les carottes avec de la mayonnaise, de l’huile, du vinaigre et du poivre, et le bol de coleslaw alla rejoindre le plat de poissons. Quand tout fut prêt, Mitchell dit à Russell d’ouvrir le frigo et de sortir à boire pour tout le monde. Russell apporta les bières, ainsi que le ketchup et la sauce piquante, et tous trois passèrent à table.

Russell allait se servir quand Consuela baissa la tête et croisa les mains. Russell se figea et attendit avec Mitchell que Consuela ait fini de dire le bénédicité, puis le repas put enfin commencer.

Russell aurait voulu parler de sa mère. De ses derniers mois, et de l’enterrement, mais ce n’était pas le bon moment. Alors il parla de la chaleur, et de la propriété qui avait l’air de se porter comme un charme. Une fois le repas terminé, Consuela débarrassa la table et Mitchell et Russell allèrent dehors fumer une cigarette. Puis Consuela les rejoignit. Père et fils s’installèrent dans les fauteuils à bascule, et Consuela descendit dans le jardin voir la statue. Elle s’arrêta devant elle et resta immobile. Les yeux fixés sur son visage de béton. Puis elle se mit à tourner autour, la tête baissée comme si elle cherchait quelque chose par terre.

« Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Russell.

— Elle marche. Tous les soirs elle fait ça. Parfois on l’entend chanter toute seule. Des jolies chansons. Des chansons tristes. Ça me rappelle ta mère, quand elle fredonnait tout bas dans la cuisine ou dans le jardin en s’occupant de ses fleurs. »