Des doubles de ces photos avaient été glissés dans la poche du blondinet quand il gisait inconscient sur le capot de la voiture. Larry avait gardé les originaux pour son avocat, qui l’avait prévenu : Si vous voulez être sûr qu’elle ne vous mette pas sur la paille, vous avez intérêt à avoir des preuves. Une semaine qu’il voulait les lui montrer, et il ne l’avait toujours pas fait. Sa haine s’était reportée sur Russell depuis son retour, et il se sentait au bord de l’explosion. Il remit les photos dans l’enveloppe, l’enveloppe dans la boîte à gants et referma celle-ci d’un coup sec.
Il attrapa le pied-de-biche et sortit du pick-up. S’approcha de la maison et s’attaqua aux fenêtres, envoyant une volée d’éclats de verre et de bois dans le salon et à ses pieds, et il les sentit lui lacérer la peau des bras et du visage, passant d’une fenêtre à une autre, démolissant chacune avec plus de violence que la précédente tandis que son sang bouillonnait d’une rage destructrice. Quand il eut fini, il retourna sur le trottoir et admira son œuvre, haletant, serrant le pied-de-biche dans son poing comme s’il était prêt à remettre ça. Il reprit son souffle, alluma une autre cigarette et attendit de voir si Russell montrait le bout de son nez par une des fenêtres explosées. Mais rien. Satisfait pour le moment, il balança le pied-de-biche sur le plateau du pick-up et grimpa derrière le volant. Il s’éloigna lentement, en espérant que le raffut aurait ameuté les voisins et qu’ils allaient bientôt se presser à leurs fenêtres ou sortir de chez eux pour voir, terrorisés, ce qu’il avait fait.
23
Quand Russell tourna au coin de sa rue, il vit les feux arrière rouges du pick-up s’éloigner de sa maison. Lentement. Il éteignit aussitôt ses propres phares et attendit que l’autre ait disparu. Puis il alla se garer deux rues plus loin et revint chez lui à pied, laissant le fusil dans son véhicule. En passant devant une poubelle, il remarqua un bout de tuyau métallique qui dépassait d’un tas de chutes de plomberie. Il s’en empara et continua de marcher en le tenant calé sur l’épaule, comme un joueur de base-ball revenant vers le marbre avec sa batte.
Il contourna la maison et entra par l’arrière. Pénétra dans le salon sans allumer la lumière, les bris de verre sur le parquet crissant sous ses pas. Il posa le tuyau en métal contre le manteau de la cheminée. Mit les mains sur ses hanches. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre le lendemain matin. Il ne voulait pas allumer les lumières. Il ne voulait pas que le type au pick-up revienne et le repère à l’intérieur. Il ne voulait pas être là.
Il s’assit sur le canapé mais se releva aussitôt d’un bond quand un morceau de verre se ficha dans sa cuisse. Il regarda du côté du jardin à travers les fenêtres brisées et sentit monter la migraine. Se dit qu’il était trop tôt pour escompter que ses assaillants ne reviennent pas. C’était soit rester assis à les attendre, soit se tirer en vitesse.
Il repartit au volant de son pick-up, s’arrêta pour acheter un Coca et deux mignonnettes de Jim Beam, puis se rendit au lac. La marina était remplie de bateaux à quai, et les lumières scintillaient sur l’eau qui venait par petites vagues lécher les pontons. Il traversa le barrage et la route s’enfonça alors dans l’obscurité de la forêt qui bordait l’arrière du lac, entrecoupée çà et là de sentiers menant aux aires de camping, dont celui par lequel on accédait à la Fosse. Il était officieusement admis par les gardes forestiers que la Fosse était le seul endroit du coin où les jeunes pouvaient se retrouver et faire à peu près ce qu’ils voulaient, du moment qu’ils ne laissaient derrière eux ni déchets ni cadavres. Russell prit cette direction, et bientôt il les aperçut. Des voitures garées en cercle, et un groupe de jeunes gens, garçons et filles, réunis autour d’un feu, pas trop près, bière et cigarette à la main, l’eau du lac derrière eux noire et immobile. Leurs visages éclairés par le brasier, ils le regardèrent faire marche arrière et s’éloigner.
Un peu plus loin sur le pourtour du lac il trouva ce qu’il cherchait. Un chemin de terre qui ne s’arrêtait qu’au bord de l’eau. Tout juste assez large pour permettre au pick-up de se glisser entre les arbres. Ses phares éclairèrent soudain le lac, et il resta un moment aux aguets, histoire de s’assurer qu’aucun alligator ne rôdait dans les parages, mais il ne vit rien, pas le moindre renflement d’écaille, pas la moindre paire d’yeux globuleux. Alors il recula doucement entre les arbres et manœuvra avec précaution de sorte que l’arrière du pick-up soit face au lac, et il s’arrêta juste au bord de l’eau. Il prit la bouteille de Coca, les mignonnettes d’alcool, abaissa le hayon et s’installa, les pieds ballant au-dessus du lac. Sur la rive opposée, la lumière des chalets éclairait les berges.
Le lac était toujours bondé à l’approche de la fête nationale, puis les bateaux s’en allaient peu à peu à mesure que la haute saison passait et que la chaleur devenait accablante. Il se souvint de ce 4 juillet, deux ans plus tôt. Il avait regardé les types d’un gang massacrer un gars. Leur feu d’artifice à eux, comme ils disaient. Et l’année précédente, il les avait vus faire la même chose. Les mêmes types. Il les avait regardés parce qu’il avait besoin de graver leurs visages dans sa mémoire. Il fallait qu’il sache qui étaient ces hommes, et c’était le meilleur moyen de s’y prendre. Regarder le mal en face, pour rester à l’écart du mal. Autant que possible. Un feu d’artifice, ils appelaient ça. Un vieil homme, chaque fois. Quelqu’un dont la mort ne susciterait aucun désir de vengeance. Il s’était demandé comment ils choisissaient leur victime. Combien de temps à l’avance ils désignaient celui qui serait leur feu d’artifice. Ou s’ils préméditaient réellement les choses à ce point. Il fallait les observer. Il fallait savoir. On ne pouvait pas se permettre de détourner le regard.
Il ferma les yeux et essaya de penser à autre chose. À Carly. Ou Cameron. Ou Caroline. Oui, voilà, Caroline. C’était ça. Oh, Caroline. Oh, bon Dieu, oui, Caroline. Faut que je la revoie. J’espère qu’elle voudra bien. Caroline. Essayer de ne pas oublier.
Il secoua la tête en songeant alors à son père et à cette femme. Sa peau mate, ses cheveux noirs, ses épaules robustes et ses hanches larges qui pourtant n’étaient pas mal assorties à la carrure plutôt fine de son père. Et puis il avait remarqué la façon dont bougeait son père, ses gestes plus prudents, plus concentrés qu’autrefois. La fragilité, presque, qu’il avait décelée en lui en le regardant batailler pour sortir de l’eau ce foutu poisson-chat.
Il but une gorgée, heureux de se dire qu’il n’assisterait pas au feu d’artifice cette année, et espérant que la victime ne serait pas quelqu’un qu’il connaissait. Il se demandait parfois s’il arriverait un jour à ne plus penser à tout ça. Ou peut-être qu’avec le grand âge, tout simplement, ces souvenirs lui échapperaient, comme un vieux numéro de téléphone ou la liste des courses. Mais il leva les yeux vers le ciel et il écouta la nuit et il lui sembla entendre la réponse à ces questions.