Russell paya son café et sortit. Alluma une cigarette, leva les yeux vers la lune tout juste apparue dans le ciel, puis il se rendit à l’Armadillo et s’installa au bar. Deux hommes étaient assis à l’autre bout. Jeunes, chemises crasseuses, ongles en deuil. Le barman était penché sur le comptoir et discutait avec eux. Il n’y avait personne d’autre et la musique était éteinte. Russell demanda une bière. Le barman sortit une bouteille de la glacière, la lui apporta, puis retourna parler avec ses copains sans lui avoir adressé un seul mot.
Un groupe de femmes entra et s’installa à une table, puis deux garçons qui déguerpirent dès que le barman leur demanda une pièce d’identité. À part ça, l’endroit était plutôt calme. Russell regarda la petite aiguille de l’horloge accrochée au-dessus du comptoir franchir le huit, puis se rapprocher du neuf, et il se demandait pourquoi la fête battait son plein ici le jeudi soir mais pas le samedi. Un éclat de rire collectif retentit à la table des femmes. Russell tourna la tête dans leur direction et aperçut alors une autre femme, debout sur le seuil. Elle entra et regarda autour d’elle d’un air timide. Les genoux râpés, les épaules maigrichonnes. Les femmes attablées la dévisagèrent puis se mirent à échanger des murmures tandis qu’elle s’approchait du bar et s’asseyait trois tabourets plus loin, un billet de vingt dollars serré dans la main. Elle tourna la tête vers Russell et le surprit en train de la regarder, et il reconnut la femme qu’il avait vue passer la serpillière dans le café. Elle demanda au barman combien coûtait une bière et le barman lui répondit Un dollar cinquante. Elle réfléchit un moment, puis lui dit qu’elle en voulait une. Le dos de son chemisier était trempé de sueur après une journée de travail. Le barman la servit, et quand elle leva sa bouteille de bière sa main tremblait légèrement.
L’endroit était différent ce soir, sans les musiciens, sans la foule, et il regrettait à présent de ne pas avoir pris le numéro de téléphone de Caroline la dernière fois. Il regrettait d’être parti comme un voleur au milieu de la nuit. Il imagina le plaisir qu’il aurait à se glisser au lit avec elle à cet instant, sous un filet d’air conditionné, les couvertures remontées jusqu’au menton. Il regarda la maigrichonne et la vit serrer les billets que lui avait rendus le barman comme si elle craignait qu’ils ne s’envolent. Elle n’était plus assise sur le tabouret mais debout à côté. Elle termina sa bière puis s’essuya la bouche du revers de la main. Jeta un bref regard autour d’elle, puis s’en alla.
Russell fit signe au barman et dit Une autre.
28
Larry appela Walt et lui dit qu’il allait au Buddy’s, et Walt lui dit qu’il le rejoindrait là-bas. Le Buddy’s était situé dans un grand virage sur Delaware. Un bâtiment en brique trapu, la devanture illuminée d’enseignes de bière au néon. C’était une ancienne animalerie, qui s’était reconvertie en disquaire et d’autres choses encore, mais la brique rouge avait été recouverte d’une couche de peinture violet foncé et les ivrognes s’y bousculaient en titubant jusqu’à la fermeture à trois heures du matin. Larry entra dans le bar et regarda autour de lui. Le comptoir longeait le mur de gauche, et la salle principale était bondée de tables fabriquées à partir de vieilles portes en bois. Des postes de télévision étaient suspendus derrière le bar et à chaque coin de la salle, et les murs de brique étaient ornés de photos encadrées de joueurs de foot arborant le maillot d’Ole Miss, de Mississippi State ou des Saints. Les enceintes crachotaient un vague blues et deux ventilateurs au plafond remuaient la fumée des cigarettes, et il ne vit personne qu’il connaissait.
Larry traversa la salle et s’engouffra dans un couloir qui menait à une vaste terrasse couverte. Il y avait là un autre comptoir, du plancher au sol et deux autres postes de télé. Des colliers de perles de mardi gras étaient suspendus aux poutres apparentes et une statue d’Indien comme on en trouvait devant les tabacs trônait à l’extrémité du bar. La terrasse était protégée par des tentures au sommet desquelles étaient accrochées des loupiotes de Noël blanches. Deux blondes étaient assises au comptoir, leurs verres portant la trace de leur rouge à lèvres, mais les tables étaient vides. Larry rebroussa chemin et alla s’installer au bar dans la salle principale.
Un homme au crâne rasé vêtu d’un tablier surgit d’une porte derrière le comptoir et hocha la tête vers Larry. Il transpirait et il avait l’air énervé. Il s’essuya le front avec son avant-bras.
« Salut, Earl », dit Larry.
Earl secoua la tête.
« Putain, personne pour me filer un coup de main ce soir. Je comprendrai jamais. Le type arrive. Demande si y a du boulot pour lui, je lui file le job, et le mec se pointe pas. Tu vois ce que je veux dire ?
— Oh oui. D’ici le mois d’août, ils vont me tomber dessus comme des mouches.
— Qu’est-ce que je te sers ?
— Une bière. En bouteille. T’as pas vu Walt ?
— Il est passé en coup de vent y a pas une minute. Il a dit qu’il allait acheter des clopes. »
Earl lui servit sa bouteille, puis des clients l’appelèrent à une des tables et il s’éloigna. Larry but sa bière, les yeux tournés du côté de la porte. Dehors, le ciel commençait à pâlir. Dans moins d’une heure, il ferait nuit. L’heure entre chien et loup.
Walt revint, s’assit à côté de son frère et ils se saluèrent d’un petit coup de tête. Un match des Braves passait à la télé à l’autre bout du bar et ils le regardèrent un moment d’un air distrait, ne bougeant que pour se retourner quand la porte s’ouvrait ou quand ils avaient besoin de commander un autre verre. Une heure passa. Il faisait sombre à présent. Earl passait d’une table à l’autre, de la cuisine au comptoir, et la nuit allait être longue.
« T’as vu Heather ? demanda Walt.
— Non. J’imagine qu’elle a dû attendre toute la nuit hier que quelqu’un vienne s’occuper de l’autre connard. Je l’ai entendue aller se coucher dans une autre chambre quand elle est rentrée. Ce matin je suis parti tôt et — surprise — elle était plus là quand je suis rentré.
— Tu vas lui dire quoi ?
— Elle va me dire quoi, plutôt. Moi, j’ai que dalle à lui dire.
— Eh ben, je crois que tu vas être vite fixé, dit Walt.
— Comment ça ?
— Elle vient juste d’arriver. »
Heather s’approcha d’eux, et Walt partit avec sa bière sur la terrasse à l’arrière du bar.
Elle s’assit et posa les coudes sur le comptoir. Une robe sans bretelles. Maquillée de frais, lavée, attifée. Larry secoua la tête et se dit qu’il aurait dû s’attendre à la voir débarquer toute pomponnée. C’était comme ça qu’elle fonctionnait.
« Tu me payes un verre ? demanda-t-elle.
— T’as de quoi te le payer toi-même.
— J’ai laissé mon sac à main dans la voiture.
— Eh bah, va le chercher. »
Earl s’arrêta à la caisse et salua Heather.
« T’as du vin blanc ? »
Larry secoua la tête en étouffant un petit ricanement.
« Quoi ? fit-elle.
— Personne boit du vin au Buddy’s.
— D’accord. Qu’est-ce que tu veux que je boive, alors ?