« C’est pas vrai, vous vous foutez de moi ou quoi ? » dit Maben.
Russell ne répondit pas. Il sortit de l’autoroute à quinze kilomètres de la ville et prit par l’arrière-pays pour rejoindre la maison de son père. Ils virent les tracteurs qui sillonnaient les champs, soulevant des nuages de poussière, et des vaches debout dans les mares. Un cimetière au sommet d’une colline entouré d’arbres moussus. Un tatou écrasé au milieu de la voie. Il roula jusqu’à l’embranchement de l’autoroute puis tourna à droite et cinq cents mètres plus loin s’engagea dans la petite allée, et les pneus avant crissèrent sur le gravier. Maben ne dit rien. Russell se gara sur le côté de la maison et la fillette pointa du doigt la grange et dit je croyais que les granges c’était rouge.
« Restez là une seconde », dit Russell en retirant les clés et en descendant du pick-up.
Il fit le tour de la maison et trouva son père et Consuela assis sur le porche en train de manger des sandwichs bacon-tomate.
« Tu en veux un ? lui proposa Mitchell.
— Faut que je te parle. »
Mitchell posa son sandwich sur son assiette, comme si ça lui permettrait de mieux l’entendre.
« J’ai besoin de la grange, dit Russell. Ma chambre. La chambre de Consuela.
— Pour toi ?
— Pas pour moi et j’ai juste besoin que tu me dises oui ou non. C’est tout. Je t’expliquerai plus tard et si ça ne te plaît pas je trouverai une autre solution mais pour l’instant j’ai juste besoin de savoir si c’est oui ou non. »
Mitchell regarda Consuela. Ce n’était plus sa chambre.
« Boyd Wilson t’a retrouvé ? Il est venu ce matin, il te cherchait. Il s’est passé quelque chose que je devrais savoir ?
— Je te raconterai mais pas aujourd’hui. Oui ou non, dit Russell. C’est tout ce dont j’ai besoin pour le moment.
— C’est comme tu veux », dit Mitchell.
Russell hocha la tête, retourna au pick-up et leur fit signe de descendre.
« Prenez vos affaires », dit-il à Maben.
Elle mit son sac de toile en bandoulière puis aida Annalee à descendre, la prit par la main et elles rejoignirent Russell et il leur dit de le suivre. Ils passèrent devant la maison, traversèrent le jardin et s’approchèrent de la grange. La porte était à l’arrière du bâtiment, puis une volée de marches et une grande chambre à l’étage. Un lit double, un fauteuil, quelques meubles. Un frigo, un petit placard, un plan de travail et un évier. De grandes lattes de bois au sol, et au plafond des poutres apparentes, un ventilateur suspendu à un châssis cloué aux poutres au milieu de la pièce. Il faisait chaud et humide et Russell, sans même bouger, se mit à transpirer. Il traversa la pièce, alluma l’air conditionné posé dans l’encadrement de la fenêtre puis tira sur la ficelle du ventilateur. Il désigna une porte dans un coin et dit là c’est la salle de bains. Il n’y avait rien dans cette pièce qui soit à Consuela et il se demanda si elle avait jamais mis les pieds ici.
« J’ai chaud, dit Annalee.
— Je vais vous chercher des serviettes et des draps, dit Russell. Il fera plus frais dans pas longtemps.
— Je ne resterai pas ici, dit Maben.
— Pourquoi ? »
Elle ne trouva rien à répondre.
« Je reviens tout de suite », dit Russell.
Il descendit l’escalier, se dirigea vers la maison et Consuela vint à sa rencontre avec un petit tas de serviettes et de draps pliés, un pain de savon et du shampoing. Son père était toujours assis sur la véranda et le regardait sans trahir la moindre expression. Russell remonta dans la chambre et la petite s’était mise dos à l’air conditionné qui faisait voler ses cheveux devant son visage. Maben était assise au bord du lit, en train d’extraire leurs vêtements de son sac de toile, puis elle sortit le revolver et le posa sur le matelas. Russell posa le linge et les affaires de toilette sur le lit à côté d’elle et il leur demanda si elles avaient faim.
« Moi oui ! dit la petite.
— Oui, moi aussi », dit Maben.
Russell retourna dans la maison et demanda à son père ce qu’ils avaient à manger. Mitchell demanda à Consuela de préparer des sandwichs et elle disparut dans la cuisine. Russell s’assit sur les marches de la véranda et essuya la transpiration qui perlait à son front. Il attendit la suite mais il n’eut pas à attendre longtemps. Son père se leva, fit quelques pas dans le jardin puis se retourna face à lui et dit j’imagine que tu as l’intention de m’expliquer ce qui se passe ici au juste.
34
« Je te jure que j’en ai pas la moindre idée, de ce qui se passe au juste », dit Russell en se frottant la nuque.
Il regarda du côté de la grange et de l’étang. Secoua la tête.
« Depuis que je suis descendu de ce car, j’ai comme l’impression qu’il y a quelque chose dans l’air par ici. Quelque chose qui se trame. Je sais pas ce que c’est. Mais je le sens. »
Russell se pencha, arracha un brin d’herbe et le jeta.
« Tu te rappelles quand je ramenais des chiens à la maison parfois ?
— Tes vieux clébards. Je me souviens. Ta mère détestait ça.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils finissaient toujours par décamper au bout de quelques jours et ça te rendait malade.
— Justement. C’est ça que je voulais te dire. Ces deux-là, c’est pareil. Comme ces chiens errants. Peu importe par quoi ils sont passés. Peu importe qu’ils crèvent de faim. Tu leur donnes à manger, un endroit douillet où dormir, et malgré tout ils finiront par se barrer. Et elle aussi, c’est ce qu’elle fera, alors laisse-les rester ici quelque temps et je te garantis qu’un matin on la verra s’en aller en traînant la petite par la main. Et c’est pour ça que je te dirai rien d’autre, à part que je les ai trouvées et qu’elles ont besoin d’un toit et que tu sais très bien pourquoi je ne peux pas les accueillir chez moi. »
Mitchell revint s’asseoir sur la véranda. Consuela sortit de la cuisine, un plateau entre les mains avec des sandwichs jambon-fromage, quelques biscuits secs et du Coca. Elle entra dans la grange et monta l’escalier. Une minute plus tard elle en ressortit et retourna dans la maison, passant devant les deux hommes comme s’ils n’étaient pas là. Russell hésita à dire à son père qui était cette femme mais décida finalement de le garder pour lui. Il se leva, alla dans la grange et les trouva toutes deux assises sur le lit. Pieds nus, en train de manger.
« Quand vous aurez fini, je voudrais que vous preniez ce truc et que vous veniez avec moi. Annalee pourra aller regarder la télé dans la maison. »
Maben hocha la tête. Déglutit avec difficulté une grosse bouchée de son sandwich. Russell regarda autour de lui. Son père et lui avaient aménagé cette chambre dans la grange pour ses dix-sept ans, contre l’avis de sa mère. Un endroit rien qu’à lui, en dehors de la maison mais à portée de main. Il repensa aux filles qu’il avait fait venir en douce pendant la nuit. Aux cerfs traversant le pré sur lesquels il avait tiré depuis la fenêtre. À tous les moments qu’il avait passés ici à traîner et à boire avec ses copains jusqu’à s’en abrutir. Il repensa au jour où il avait dit à Sarah sur le ton de la plaisanterie que c’était là qu’ils s’installeraient quand ils se marieraient et non ce n’était pas Sarah et non il n’était pas marié mais sans l’avoir voulu il ne s’était pas trompé au bout du compte puisqu’il était là à présent avec cette femme et cette gosse dont il essayait de prendre soin. Pour le moment en tout cas. Annalee toussa. Le bruit le tira de sa rêverie et il répéta à Maben de descendre quand elles auraient fini. Avec ça, dit-il en pointant du doigt le revolver. Elle s’arrêta de mâcher et dit je sais que c’est un flingue et elle sait que c’est un flingue alors pourquoi vous appelez pas ça un flingue.