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Le lendemain matin, Russell et Maben allèrent au bord de l’étang discuter de la situation. Le dernier car de la journée partait à dix heures du soir. Après la nuit tombée, dit-il, parfait. Vous passez la journée ici en attendant et je viendrai vous chercher. Pas grand risque de croiser qui que ce soit ou qu’on nous voie ensemble. Même si Boyd débarque, on le verra arriver de loin et on aura le temps de vous cacher, vous et la petite. Le car va vers le nord mais s’arrête à Memphis. Vous pourrez descendre où bon vous semble. Maben fumait une cigarette et hochait la tête, observant un nuage d’insectes qui volaient à la surface de l’étang.

Annalee passa la journée à nourrir les poissons puis à les pêcher. À lancer du pain aux canards. À grimper sur le tracteur pour faire semblant de le conduire. À jeter des cailloux dans l’étang ou à grimper aux arbres ou à jouer.

Maben se montra moins insouciante. Inquiète. Tendue. Prête à décamper. Rattrapée par ses instincts nomades. Elle fuma un paquet entier et en redemanda. Russell lui distribuait ses cigarettes comme s’il lui donnait des frites. Il se fichait de ce qu’elle faisait de sa journée, du moment qu’elle ne bougeait pas en attendant de pouvoir monter dans ce car. Quand le soir arriva, il se dit qu’ils étaient sortis d’affaire. Qu’il serait bientôt dix heures et qu’elle partirait sous le ciel noir étoilé et dans quelques semaines ou un mois elle reviendrait et alors ils verraient bien. Pas la peine d’essayer de tout planifier en un seul jour.

Ils dînèrent tard, ayant eu du mal à arracher Annalee à sa canne à pêche, puis Russell et Mitchell allèrent s’installer sur la véranda pendant que les femmes regardaient la télé dans le salon. Seule la lumière à la fenêtre de la grange éclairait la nuit.

« Elle s’en va ce soir, dit Russell.

— Où ?

— Elle en sait trop rien.

— Juste elle ?

— Oui. Juste la grande.

— Et la petite, on va en faire quoi ?

— La garder. Lui donner quelque chose à manger de temps en temps. Tu peux faire ça ?

— Pendant combien de temps ?

— Pas longtemps.

— Et si jamais quelqu’un pose des questions ?

— On dira qu’elle est venue rendre visite à Consuela. Sa nièce ou un truc dans le genre.

— Pas génial comme plan.

— Peut-être, mais c’est le seul que j’aie pour l’instant. »

La porte s’ouvrit et Maben vint rejoindre les deux hommes. Elle prit place dans le fauteuil à bascule à côté de Mitchell.

« On attend qu’il fasse encore un peu plus sombre et ensuite il faut que je repasse chez moi avant d’aller à la gare routière, lui dit Russell. J’ai des trucs là-bas dont vous pourriez avoir besoin.

— Très bien, dit-elle.

— Dès que j’aurai fini mon café.

— Et ici, des choses qui pourraient vous servir ? » demanda Mitchell.

Russell fit non de la tête.

Des traînes de lumière lavande et rose s’étiraient dans le ciel du soir. Des lambeaux de nuage bleu-gris s’étaient couchés sur l’horizon et le poids de la nuit commençait à draper le crépuscule. Mitchell se leva, tapota l’épaule de Maben puis les laissa seuls et alla promener son inquiétude du côté de l’étang.

« De quoi j’ai besoin au juste ? demanda Maben.

— Vous avez combien sur vous ?

— Je sais pas. Mais j’ai déjà eu moins.

— Alors c’est de ça que vous avez besoin. J’ai du cash chez moi. Pas beaucoup. Mais un peu.

— Vous êtes pas obligé de me donner de l’argent.

— Je sais que je suis pas obligé.

— Vous êtes pas obligé de faire tout ça.

— Je sais, répéta-t-il. Faut qu’on y aille. »

Consuela avait préparé un sac pour Maben avec des vêtements propres, une brosse à dents et une brosse à cheveux. Et à la demande de Russell elle avait également glissé un stylo, du papier et plusieurs enveloppes timbrées. Un bout de papier avec l’adresse de Russell attachée par un trombone à l’enveloppe du haut de la pile. Le sac était posé au bord de la véranda et Maben se leva du fauteuil à bascule et le mit sur son épaule. Puis elle s’approcha du seuil et regarda Annalee dans le salon.

« Vous voulez lui dire au revoir ? demanda Russell.

— Déjà fait. Avant de vous rejoindre dehors.

— Vous voulez lui redire ? »

Maben regarda la fillette. Fit un pas en avant, puis s’arrêta. Elle tourna les talons, passa devant Russell, traversa le jardin et monta dans le pick-up.

En chemin ils franchirent le pont en arc qui passait au-dessus de la voie ferrée et quand ils furent au milieu du pont elle jeta un regard rapide vers les rails en dessous.

« Ça a quelque chose de joli, dit-elle.

— Quoi donc ?

— La voie ferrée, la nuit. Les rails qui avancent et qui avancent et vous voyez pas jusqu’où. Mais en ligne droite et parfaite. Comme si c’était impossible de se perdre.

— On peut pas se perdre en train.

— Non, mais vous voyez, dit-elle. Peut-être que joli c’était pas le mot.

— Peut-être.

— Et si jamais vous montez dans le mauvais train ?

— Oui, et alors ?

— Dans ce cas vous seriez perdu.

— Ah oui, c’est juste.

— N’allez pas tout de suite chez vous. Continuons de rouler, dit-elle. On a le temps ?

— Un peu. »

Elle alluma la radio et se tut. Quand ils traversèrent la ville, Russell lui dit de se baisser et elle resta recroquevillée sous le tableau de bord jusqu’à ce que les lumières de la ville soient derrière eux. Ils s’enfoncèrent sur les petites routes obscures et sinueuses. Les arbres et les champs tachetés d’un dégradé d’ombres noires sous le clair de lune et il lui demanda si c’était bon maintenant et elle dit non. Continuez de rouler encore un peu.

Plus tard elle lui dit si vous êtes pas obligé alors je comprends pas pourquoi vous faites tout ça. Personne nous a jamais aidées, moi ou elle. Ils étaient en pleine nature au moment où elle lui posa la question. Incapables de voir plus loin que les phares. Il ne savait pas quoi répondre. Mais elle attendit.

« C’est vous qui m’avez retrouvé », dit-il enfin.

Il la regarda. Son visage dans la lumière pâle du tableau de bord. Son visage épuisé. Son vieux visage. Pas encore trente ans mais déjà le visage de quelqu’un qui est à terre. Le visage de quelqu’un qui s’accroche.

« C’est comme si vous aviez un collier invisible autour du cou et moi aussi, continua Russell. Et comme s’il y avait une même corde invisible qui nous tirait tous les deux en même temps.

— C’est une jolie façon de voir les choses. Comme des âmes sœurs. Mais des âmes mauvaises.

— Mauvaises ?

— C’est peut-être pas le mot juste. Des fois, je trouve pas les mots qu’il faudrait. »

Ils continuèrent de rouler. Les routes de l’arrière-pays comme un refuge.

« Même s’ils finissent par me mettre la main dessus, je dirai à personne que vous m’avez aidée. »

Il bougea sur son siège.

« Vous ferez ce que vous aurez à faire.