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Elle pria longtemps, fit aumône au minuscule moutier implanté depuis peu au bas de l'épuisante montée et reprit sa route vers sa demeure dont elle était certaine qu'elle la retrouverait en l'état où elle l'avait laissée. Ne l'avait-elle pas confiée à son cousin frère Clément de Salernes, dont la commanderie de Saint-Mayme-de-Trigance était peu éloignée de son domaine ? Car c'était bien à un dignitaire du Temple qu'elle s'en était remise et, même après l'effroyable scène vécue aux Cornes de Hattin, elle n'avait jamais eu l'idée de le regretter parce qu'elle aimait beaucoup frère Clément et qu'elle n'était pas assez sotte pour imaginer un seul instant tous les Chevaliers du Temple bâtis sur le même patron que Roncelin.

Erigé à peu de distance de la cité de Castellane sur une butte d'où l'on découvrait le fantastique paysage d'un couloir tourmenté bordé de falaises couvertes de forêts, au fond duquel se précipitait un inaccessible torrent d'émeraude, le château de Valcroze, en dépit de ses pierres blondes et ocre, offrait l'aspect rébarbatif commun à toutes les forteresses construites dans le courant du XIe siècle. Des tours rondes aux créneaux protégés de hourds en bois, de hautes murailles qui les relient et qu'elles défendent. Pas de donjon mais en haut d'une vaste cour en pente légère - on a aplani pour l'établir, le château épousant la courbe du coteau ! -, un grand logis dont la rudesse s'est accordé la grâce de quelques fenêtres à colonnettes. Pour dégager Valcroze, on a fait reculer la dense forêt habillant les pentes déjà accentuées qui vont bientôt se faire falaises abruptes et tourmentées au-dessus des profondeurs inquiétantes, mystérieuses où s'engouffraient les eaux du Verdon. Le chemin qui y mène requiert des chevaux et des hommes, de bons jarrets mais les petites plantes odorantes telles que le thym, la marjolaine, les lys, les pivoines sauvages grimpent jusqu'au pied du château. Au-delà, les croupes rocheuses s'habillent de plus, de chênes-verts, de bouleaux et d'ormes abritant un gibier nombreux apprécié des habitants d'une région par ailleurs riche en troupeaux de moutons et de chèvres que l'on mène paître sur les plats des hauteurs, à l'écart des vertigineuses failles des gorges. Le petit village se terre dans un coude du torrent. Les lavandières du château y vont battre leur linge car le chemin n'est pas long qui y mène et, à la moindre alerte, les paysans n'auront pas loin à aller pour se mettre à l'abri avec leurs biens, sachant qu'ils trouveront un bon refuge.

Ce pays de Provence dont la beauté grandiose avait de quoi couper le souffle était moins rude à vivre qu'il n'y paraissait et les châtelains de Valcroze pouvaient lutter de faste avec les plus hauts seigneurs, ainsi que le proclamaient les tapis et tentures de la grande salle, les dressoirs chargés de merveilles en argent, en cristal ou en or, les coffres bien ouvrés, les belles armes et tout ce qui attestait la richesse des barons du lieu !

Coincé entre les immenses terres des Templiers dépendant de la grande commanderie de Riou-Lorgues et de Draguignan dont les bastides tenaient le sud des gorges et celles du puissant voisin de Castellane, le domaine de Valcroze n'était pas très grand mais, outre que son maître possédait à Bédarrides, au nord d'Avignon, une belle châtellenie, il passait pour l'un des plus riches seigneurs de Provence parce que, au surplus des troupeaux, des bois, des fermes et des garrigues, on chuchotait que le père du baron Adhémar aurait rapporté de croisade un trésor que son héritier tenait bien caché et dont il usait quand le besoin s'en faisait sentir mais avec modération. Si au château on menait une vie large et généreuse, on n'y jetait pas l'or par les fenêtres.

Sancie avait connu là un bonheur inattendu, paisible, doux et joyeux auprès d'un homme âgé qui avait su l'aimer à la façon d'un père - et bien mieux que le sien propre, autoritaire et souvent insensible. Elle avait appris à aimer cette nature immense habitée par les voix des eaux bondissantes du torrent dont Adhémar prétendait qu'il avait la couleur exacte de ses yeux. Aussi y revenait-elle avec joie et une sorte de soulagement, la maison lui semblant le meilleur asile pour un cœur douloureux. Elle savait, en effet, que l'on y avait regretté son départ et que l’ombre bienveillante de son vieil époux défunt l'y attendait.

- Nous voici enfin chez nous ! avait soupiré Honorine quand, à l'appel familier du cor sonné par l'un des valets, la grande porte en cœur de chêne armé de lourdes pentures de fer s'ouvrit devant leurs montures et que s'envola en grinçant la herse aux pointes redoutables. Mais le petit cortège avait été aperçu de loin et le château, déjà, bourdonnait comme ruche en folie. Une demeure féodale, c'est un monde clos et celui-là s'éveillait dans un vacarme où se mêlaient les cris des palefreniers, les rires des servantes, les ordres contradictoires et affolés des cuisines, les piailleries de la basse-cour et, sur le rempart, les notes allègres d'une trompette sonnant la bienvenue : la dame de Valcroze rentrait chez elle. Aussi ne lui laissa-t-on même pas le temps de descendre de cheval. Elle fut entourée, ovationnée, acclamée et s'en trouva le cœur réchauffé. C'était d'amour qu'elle avait besoin et celui-là en valait bien un autre. Et puis le ciel était si bleu où filaient les hirondelles !

Elle sourit à Maximin, l'intendant, à Barbette qui commandait le petit bataillon des servantes et veillait aux repas. Certaines qu'elle avait connues fillettes avaient grandi et lui offraient à présent des bouquets de lavande et de romarin cueillis en hâte sur la garrigue voisine quand les guetteurs avaient signalé l'approche des voyageurs. Et puis vint aussi frère Clément qui effectuait ce jour-là l'une de ses inspections hebdomadaires. Et Sancie fut heureuse de le revoir parce qu'elle l'aimait bien et retrouvé cette affection intacte en dépit de la tunique templière à croix rouge qu'elle ne voyait plus sans un certain malaise, mais comment douter que cet homme d'environ trente-cinq ans, taillé pour le haubert d'acier, n'eût gardé en lui la pureté et la foi ardente des premiers âges de l'Ordre ? Sa tête brune et puissante, où les rides du souci apparaissaient précocement, rayonnait par les yeux d'un gris si doux, d'une lumière, d'une réelle joie de vivre !

- Comment vous remercier de ce que vous avez fait pour tous ceux d'ici, frère Clément ? Je ne vois rien de plus changé que si j'étais partie d'hier !

- C'est bien naturel puisque je vous l'avais promis ! Mais entrez, dame Sancie, entrez dans votre demeure ! Elle vous a attendue avec patience et sérénité, sûre que vous lui reviendriez un jour. Pas si tôt peut-être ? Le Roi Louis rentre-t-il en son royaume ?