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- N'essayez donc pas de nous leurrer ! Ce n'est pas pareil et vous savez bien que j'ai raison...

Certes il le savait et aussi qu'il cherchait à les rassurer tous les deux sans y croire vraiment. Puisqu'ils n'auraient jamais qu'un seul enfant, ils se sentaient prêts à n'importe quel sacrifice pour le détourner d'une voie menant à une destruction sans gloire dont ils ne doutaient pas qu'elle fût inéluctable. Renaud pensait avec rage que, si Dieu lui avait permis de retrouver Roncelin et de lui faire payer ses crimes, l'âme d'Aymar de Rayaq, le vieux templier rescapé des Cornes de Hattin qui avait choisi de périr par le feu pour tenter de sauver la Vraie Croix, se fût apaisée jusqu'à retirer sa malédiction. Mais le démon avait si bien disparu que Courtenay finit par penser - et il avait fait part de son idée à Sancie ! - qu'il ne s'agissait peut-être pas d'un homme véritable, mais de l'un de ces suppôts de Satan voués à la perdition des âmes pures : en l'occurrence celle de ce Temple, béni par Bernard de Cîteaux qui, jadis, était si grand quand il était si pauvre et n'avait pas encore accumulé des richesses...

Un moment, les parents d'Olivier reprirent courage. Au tournoi de Pentecôte chez Boniface de Castellane où se pressait la noblesse de la région, une jeune fille parut attirer l'attention d'Olivier. Elle se nommait Agnès de Barjols, elle avait quatorze ans et elle évoquait à elle seule toutes les fleurs du printemps sous la masse dorée d'une chevelure à rendre jaloux le soleil. Olivier en avait quinze mais, grand pour son âge, il justifiait pleinement la fierté de sa mère. Naturellement, ils furent nombreux à se presser autour de ce jeune astre rayonnant qu'était Agnès : jouvenceaux, chevaliers et même barons, mais la belle enfant semblait avoir distingué Olivier et, à l'évidence, regrettait fort qu'il ne puisse porter ses couleurs dans les joutes puisqu'il n'était pas encore adoubé. On put les voir ensemble autant que le permettait la bienséance. Ce qui n'était pas beaucoup mais, sans avoir reçu aucune confidence, Sancie aurait juré à la lumière nouvelle dans les yeux du garçon que son cœur avait enfin parlé. Olivier, d'ailleurs, se montra soudain désireux de hâter son arrivée en chevalerie.

- Il est impatient de briller dans les tournois, confia Renaud ravi à sa femme. Et, comme il en est tout à fait capable, cela pourrait se faire à la prochaine Pentecôte. Nous donnerons alors une grande fête…

Cette perspective leur accorda quelques mois de joyeuses espérances. En se mariant, Olivier recevrait le riche fief de Bédarrides qui ne ferait pas de lui un mince seigneur et au moins serait géré sur place, et non plus à distance et par un « châtelain » si dévoué soit-il. Et puis la nouvelle arriva : Agnès de Barjols épousait le seigneur d'Esparron.

Si Olivier fut atteint, il n'en montra rien. Silencieux par nature, il découvrait peu ses sentiments. Il poursuivit sa préparation comme si de rien n'était et fit montre d'une virtuosité exceptionnelle aux joutes qui suivirent son adoubement au cours d'une fête mémorable qui rassembla toute la comté. Son succès auprès des dames et des demoiselles fut en proportion. Elles étaient nombreuses à le regarder doucement et à espérer cueillir, au bout de sa lance, la couronne de reine du tournoi. Ce fut aux pieds de sa mère, à la fois confuse et enchantée, qu'il la déposa. Ce qui ne l'empêcha pas de danser ce soir-là avec toutes les dames présentes comme s'il n'avait pas passé en prières la nuit précédente.

Six mois plus tard, il demandait à son père la permission d'entrer au Temple. Pour Renaud et Sancie ce fut comme si le ciel leur tombait sur la tête.

A tour de rôle ils essayèrent de raisonner Olivier. Celui-ci leur opposa une calme mais inébranlable fermeté. A son père il dit :

- Je veux servir Dieu, de l'âme et de l'épée !

- Cela n'exige pas d'entrer en religion. C'est très possible dans le siècle, en ayant femme et enfants !

- Et au service de qui pourrais-je combattre ? Les comtes de Provence devenus Rois de Naples ne se souviennent, qu'à peine de nous et ce sont pourtant nos suzerains. Le Roi de France est en lutte quasi ouverte avec le Pape et nos cousins, les empereurs Courtenay n'existent plus que sous la forme d'une jeune fille qui vit elle aussi en Italie puisque son père a épousé la fille de feu Charles d'Anjou, Roi de Naples. Le vieux fief de Courtenay appartient à présent à une branche collatérale que vous ne connaissez même pas. Seul, le Temple combat encore en Terre Sainte. C'est pour cette raison que je veux le rejoindre. Là, je serai certain que mon épée est bien au service de Dieu !

A sa mère qui, au bord de larmes courageusement retenues, lui représentait que, s'il s'obstinait, la famille constituée si difficilement s'éteindrait, qu'elle-même n'aurait jamais la joie d'embrasser ses petits-enfants et que leurs biens iraient se perdre dans l'immensité de ceux du Temple, il répondit :

- Mieux que quiconque le Temple sait protéger et faire fructifier ce qu'on lui confie. Vous devriez en avoir connaissance, mère, vous dont frère Clément a géré si bien les domaines pendant votre pèlerinage. Vous avez eu aussi la joie de fouler le sol de Terre Sainte. Me la refuserez-vous, cette joie ?

Il n'y avait rien à répondre. Sinon prier. Alors Sancie, accompagnée de Maximin, s'en alla implorer Notre Dame en son sanctuaire de Moustiers...

Un peu engourdie par la longue prostration où, après les oraisons, elle avait permis à ses souvenirs de revenir à la surface, elle se releva, sourit au moine qui, inquiet de son long tête-à-tête avec le Seigneur et sa Mère, était entré sur la pointe de ses sandales. Une dernière génuflexion. En passant près de lui, elle lui remit une généreuse aumône. Elle se sentait un peu réconfortée et, en franchissant le seuil trop neuf encore pour que les pas des pèlerins en eussent creusé la pierre, elle exhala un profond soupir. L'affaire était à présent entre les mains de Madame Marie et de son Divin Fils...

Au bas de la pente raide où s'élevait la chapelle, le solide Maximin l'attendait, assis sur un muret de pierre auprès des chevaux, mais il n'était plus seul : à côté de lui, un homme de haute taille dont le long manteau noir tombait jusqu'à ses éperons d'or attendait en causant tranquillement et le cœur de Sancie manqua un battement comme chaque fois qu'elle revoyait son époux après une séparation même brève. La soixantaine atteinte ne touchait ni la vitalité ni la silhouette de Renaud : elle se contentait de blanchir en partie ses cheveux blonds et d'ajouter à son visage des rides qui accentuaient la balafre et n'enlevaient rien à son charme. Sancie pensa que même le grand âge n'arriverait pas à courber cette lame d'acier : il aurait de plus en plus l'air d'un vieux lion, voilà tout ! L'apercevant, il monta vers elle, la rejoignit à mi-pente et prit dans ses grandes mains celles, délicates et fines, de sa femme :

- Avez-vous bien prié, ma douce ?

- De tout mon cœur, vous le savez, mais vous-même comment vous trouvez-vous ici ?

- Après votre départ, je me suis résolu à me rendre à la templerie de frère Clément pour m'entretenir avec lui. Cela fait, j'ai pensé vous rejoindre et j'ai pris la traverse vers Moustiers.

- Qu'avez-vous dit à frère Clément ?

- Tout ! Enfin tout ce qu'il était bon qu'il sût sans empiéter sur ce qui ne regarde que nous deux. Ce n'était pas la première fois que nous parlions de ce Roncelin dont il me semble que personne ne sache ce qu'il a pu devenir, mais cette fois je lui ai raconté l'affaire de Hattin... la malédiction en forme de prophétie. Il fallait que j'explique notre répugnance à voir Olivier entrer dans l'Ordre, ajouta-t-il sur un ton d'excuse que Sancie réfuta aussitôt :

- Vous ne pouviez faire autrement. Qu'a-t-il répondu ?

- Il a hoché la tête. Pendant un long moment, plongé en méditation, il a gardé le silence et moi je n'osais l'interrompre, inquiet que j'étais de le voir si sombre tout à coup. Enfin il parla : « Ainsi, selon votre prédiction, c'est le Roi Philippe qui devrait nous détruire ? Le portrait est criant de vérité et je sais qu'il ne nous aime guère. D'autre part, je sais aussi que d'étranges déviations existent parmi ceux qui ayant vécu trop longtemps en Orient ont eu trop de relations avec les Infidèles mais je peux vous assurer que l'Ordre est pur dans sa grande majorité et que, si nous avons nos secrets, ceux-ci ne sauraient offenser Dieu ni Ses Commandements sacrés. J'ai confiance, moi, en Sa justice, en Sa Miséricorde pour effacer cet anathème par trop injuste ! Parmi nous, Olivier est capable d'atteindre des sommets... » Il a ajouté qu'il l'aimait comme un fils et veillerait sur lui. Que vouliez-vous que je réponde ?