Et il ouvrit la porte à l’avance pour honorer le Maître Sinh, grand savant naturaliste du continent.
Quand celui-ci apparut, l’Édile le salua respectueusement.
— Bonheur sur vous, Maître. Entrez dans ma loge et mettez-vous à l’aise.
— Bonheur sur vous, Premier Édile, je suis heureux de vous voir.
Après quelques politesses, les deux draags s’allongèrent face à face sur des matelas de confort.
— Vous aviez parlé d’urgence? fit lentement le Premier tout en cachant soigneusement sa nervosité.
«Vieux fou, songeait-il, quelle idée compliquée a germé dans ta cervelle?»
— En effet, émit la gorge enrouée du vieillard. Je n’irai pas par quatre chemins. Je demande des mesures immédiates contre les oms.
— Les oms? s’étonna le Premier.
— Oui. La situation devient inquiétante. Rassurez-vous, je n’empiète pas sur vos attributions. Il ne me serait pas venu à l’idée de m’occuper des mesures nécessaires à l’hygiène du continent. Mais cela dépasse l’hygiène. Les oms constituent un danger, un danger qui s’affirme de jour en jour!
Il tira de sa tunique divers papiers et demanda:
— Combien, à votre avis, y a-t-il d’oms sur Ygam?
Abasourdi, le Premier eut un geste évasif.
— Il m’est difficile de préciser, avoua-t-il. Le recensement de cette année donne environ dix millions pour le seul continent A nord.
Il coupa de la main une interruption du Maître en ajoutant:
— Bien sûr, il faut y ajouter environ un ou deux millions d’oms errants. Mais certainement pas plus. La désomisation urbaine stoppe leur invasion tous les deux ans.
— Sans être très précis, déclara le Maître, les chiffres que j’ai là dépassent de beaucoup ceux que vous venez d’énoncer, Premier Édile.
D’un geste d’excuse, il atténua la violence de sa contradiction avant de poursuivre:
— Les estimations de la Faculté approchent certainement la vérité de plus près, sans vous offenser.
Il eut un autre geste rassurant:
— Le Conseil Continental est parfait, mon cher Premier, parfait en tout point. Et les mesures qu’il prend sont effectuées avec une régularité digne d’éloges. Mais vos collaborateurs n’ont pas été amenés, comme nous, à étudier la question d’aussi près. Ce qui est tout à fait normal, d’ailleurs. Chacun son métier.
Il toussa un peu, gêné de la brutalité de sa franchise, et dit:
— J’ai parlé de métier. Le nôtre nous a conduits à recenser les oms errants par des méthodes nouvelles, basées sur le nombre de pistes et sur la fréquence des pillages.
Le Premier rit.
— Pillage est un bien grand mot! protesta-t-il. Quelques menus larcins!
— Ne riez pas. Le nombre d’oms sans collier approche de trente millions, sur notre continent. J’ai pris contact avec mes confrères des autres continents. Ils ont utilisé la même méthode. Une simple addition nous donne un total de cent cinquante millions plus trente-cinq millions régulièrement déclarés par leurs maîtres. Il y a donc près de deux cents millions d’oms sur notre planète.
Les deux draags gardèrent un instant le silence. Le Premier reprit la parole au bout d’un instant.
— J’avoue que vous me confondez. Mais comme je n’aurais garde de douter de vos affirmations savantes, nous allons agir. Pensez-vous que dix désomisations par an soient suffisantes pour enrayer l’invasion? Je peux aussi durcir la réglementation des élevages de luxe. Qu’en pensez-vous?
Le vieux draag secoua la tête.
— Pas suffisant, dit-il. Il n’y a pas qu’un problème de multiplication des oms, mais un autre, celui de leur évolution. Et le deuxième est plus préoccupant que le premier.
— Leur… évolution? Expliquez-vous, Maître.
Le savant se redressa sur son matelas de confort et fit claquer ses membranes avec détermination.
— Je vais être obligé de vous faire un cours, s’excusa-t-il. Oh! tranquillisez-vous, je n’entrerai pas dans les détails. Vous savez que les oms ont été acclimatés sur Ygam par nos ancêtres du Deuxième Âge?
— Certes, ils les ont ramenés de la Terre.
— Leur planète d’origine! C’est cela même… Eh bien! savez-vous quelle forme d’organisation avaient les oms, chez eux?
Le premier s’étonna.
— Organisation, dites-vous? Mais ce sont des animaux! Ils erraient par familles, je suppose, ou bien en troupeaux sauvages!
— Pas du tout! Ils vivaient dans de vastes agglomérations de terriers cimentés, où chacun avait sa place. Ils constituaient des sociétés d’environ un million d’individus. Une hiérarchisation étroite y maintenait une discipline sans défaut, automatique. On y choyait les reproductrices, dont le seul travail était d’enfanter. À sa naissance, chaque bébé subissait une sélection qui le destinait à la reproduction, au travail ou au combat. Ils avaient un langage rudimentaire.
— Un langage!
— Parfaitement. Oh! juste quelques vocables servant à des ordres précis, toujours les mêmes! La rigidité de leur organisation les dispensait de perfectionner leurs moyens d’expression. Je pense à un exemple intéressant, un cri d’alerte: fourmi!
— Fourmi? Qu’est-ce que…
— Un cri d’alerte, vous dis-je. Et il est intéressant parce qu’il indiquait l’approche de leur ennemi traditionneclass="underline" un insecte géant organisé d’une manière similaire et vivant, lui aussi, dans des cités rudimentaires. Mais passons… Avez-vous entendu parler de la théorie de Spraw?
— Ma foi, non!
— Spraw était un savant du dernier lustre. Il prétendait que les oms avaient connu autrefois une civilisation plus brillante, analogue à la nôtre, mais qu’il fallait voir dans sa perfection même la raison d’une sclérose progressive, d’une fixation du mode de vie. Étroitement emprisonnés dans leurs lois et leurs règlements, les oms n’auraient plus éprouvé le besoin de penser. L’instinct aurait pris la relève de leur intelligence. Pourquoi réfléchir quand on mène une vie parfaite où chacun sait d’avance ce qu’il doit faire? L’intelligence des oms se serait, comment dirais-je, atrophiée progressivement, comme un organe inutile. Il y aurait eu légère régression du niveau de vie, puis fixation. Ainsi se seraient arrêtés les progrès de leur civilisation.
Le Premier Édile ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis il y renonça, faisant simplement signe à son hôte de poursuivre.
— Ce n’était qu’une théorie, dit le Maître. Depuis quelques jours, nous savons que Spraw avait raison. Une mission archéologique a découvert sur la Terre une ville d’oms. Pas une cité primitive de terriers, comprenez-vous? Une ville! Et mille indices nous affirment que cette ville fut l’œuvre d’oms civilisés! On l’a trouvée par miracle sous les boues littorales d’un océan. Le résultat des fouilles nous étonne un peu plus tous les jours. C’est un événement considérable.
De ses poings fermés, le Premier Édile se frotta vigoureusement les tympans.
— Je vois où vous voulez en venir, devina-t-il. Vous craignez que les oms errants ne reconstituent leur ancienne civilisation, avec tous les dangers que cette éventualité créerait pour la nôtre. Cela me paraît…
— Excessif? coupa le savant. Écoutez bien, mon cher Premier. Chacun sait que l’om est un animal intelligent. Ce qui est grave, c’est qu’il le devient de plus en plus. Certains oms parlent. Non pas seulement quelques mots! Ils forment des phrases! L’om savant est devenu une attraction fréquente dans les spectacles, à tel point que la foule s’en désintéresse. C’est un numéro sans aucune originalité. Or, au dernier lustre, alors que j’étais enfant, cette attraction n’existait pas! J’ai ici…