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Il fouilla dans ses papiers.

— J’ai apporté des relevés de statistiques. Dans la seule ville de Torm, il a été déclaré à la police par des propriétaires…

Il lut:

— Au mois du Lion 713: cent trois pertes d’oms. Au mois de l’Oiseau: cent quarante-cinq pertes. Mois du Poisson: deux cent dix. Ensuite, de mois en mois, nous avons successivement: deux cent vingt-sept, trois cent deux, sept cent vingt et un, bond fantastique! Pour arriver au mois dernier avec (tenez-vous bien) mille deux cent trente-six déclarations de perte! On devrait dire déclarations de fugue. Dans chaque cas, l’om en question se montrait particulièrement intelligent. Dans un cas sur trois, la fugue volontaire est prouvée.

Il parla encore longtemps, donna d’autres chiffres, s’appuya sur des faits et conclut:

— Voilà ce que nous avons provoqué! Nous avons… détribalisé l’om, nous l’avons rendu à son individualité. Il y a certes perdu les trois quarts de ses instincts sociaux tyranniques, mais non son instinct grégaire. Et il retrouve en plus son intelligence, son goût de la liberté; peut-être demain son goût de la conquête. Nous l’avons sorti de l’impasse de l’instinct pour le replacer sur la route du progrès.

Le Premier Édile se leva.

— Vous m’avez convaincu, Maître Sinh, dit-il. Je vais intervenir au Grand Conseil. Mais tranquillisez-vous un peu, ajouta-t-il dans un sourire, la conquête des draags par les oms n’est pas pour demain!

— Ne riez pas, Premier, nous n’en savons rien!

— Il ne faut rien exagérer.

— Vraiment? Et l’accident de Klud?

Le Premier leva les bras au plafond:

— Cette vieille histoire! Il n’est même pas prouvé que ces deux draags aient été agressés par des oms. Personnellement, j’ai peine à le croire!

Le Maître fouilla sa poche de tunique:

— Moi, j’ai des preuves, dit-il. Regardez ce que m’a donné un confrère du continent Sud.

Il tendit une fiximage au Premier Édile et commenta:

— L’endroit était peu fréquenté. On n’a retrouvé les cadavres qu’au bout de six jours et la décomposition en était avancée. Impossible de rien tirer du premier cadavre, celui du fossé. Mais à deux stades de là, le draag effondré sur la route avait moins souffert. Regardez ça!

— C’est?

— Le flanc droit, au niveau de la vingt-troisième côte. Une belle morsure d’om, n’est-ce pas?

2

Sur la côte du continent A, un petit port abandonné depuis longtemps par les draags hébergeait dans ses sous-sols une étrange cité.

Dans un réseau de canalisations souterraines et d’anciens égouts, une ville cachée avait installé ses rues, ses unités d’habitation et ses bâtiments publics. Une ville d’oms. De trois millions d’oms!

Une activité fiévreuse y régnait. Sans arrêt, de petites unités de commando se présentaient à ses portes, ramenant de chez les draags une foule de paquets hétéroclites: boîtes d’aliments, ferraille, outils, écouteurs d’instruction. On déposait tout cela en vrac et, tandis que chaque chef d’unité faisait son rapport et signalait ses pertes, d’autres oms classaient le butin, faisaient rouler les boîtes sur la pente de certains couloirs, transportaient avec précaution les écouteurs vers les centres d’étude.

Au centre de la ville, un ancien collecteur avait été cloisonné en chambres de travail pour abriter les services officiels. Dans l’une de ces chambres, un grand om à barbe blonde considérait d’un air sévère les graphiques ornant les murs. Il désigna l’un d’eux.

— Les stocks d’aliments augmentent encore, dit-il. Vingt mille poids! J’ai déjà signifié ma volonté de stopper les arrivées. C’est du temps et de l’énergie perdus. Nous avons là de quoi tenir un an après l’exode!

— Ne te fâche pas, Terr, dit un Noir d’âge mûr assis en face de lui. Tes ordres n’ont pas eu le temps d’arriver partout. Les unités ne sont pas toutes munies de téléboîtes.

— J’avais pourtant dit…

— Je sais. Vaillant fait ce qu’il peut, mais l’usine en question se trouve à cent cinquante stades d’ici. Pour l’atteindre, il faut progresser sur deux stades en terrain découvert, et comme la région n’est desservie par aucun pont roulant, nous avons bien des difficultés à obtenir le matériel. J’ai affecté la moitié des monteurs de télé aux ateliers E, pour qu’ils ne restent pas inoccupés.

Terr inscrivit quelque chose dans un carnet. Puis il en tourna plusieurs feuillets, sourcils froncés.

— Pas trop de pertes, hier?

— La moyenne. Toujours pas de nouvelles de l’opération Klud?

— Pourvu qu’ils réussissent! Sans ces pièces, nous ne pourrons jamais partir. Les trois machines ne seront que d’inutiles tas de ferraille.

— Fais confiance à Vaillant. Il a mis ses meilleurs oms dans le coup.

Une lampe clignota sur une boîte cubique. Terr enfonça un bouton:

— Oui?

— Ici Vaill, dit une voix.

Terr et Charbon se sourirent.

— Eh bien? dit Terr.

— Les pièces arrivent, Terr. J’en touche une du doigt pendant que je parle. Les deux autres sont en route, quelque part du côté de la Sente 4. Pratiquement, nous les avons.

— Bravo, exulta Terr. Fais vite porter la première aux ateliers!

— Par la glissière, elle y sera dans quelques minutes.

— Sans casse, j’espère.

— Mes gars sont en train de la matelasser. Ne t’inquiète pas.

Terr donna une bourrade de satisfaction dans les côtes de Charbon. Il rangea son carnet dans la poche de sa tunique et dit:

— Premiers essais en bassin dans trois jours, vieux Charb! Il faut que j’aille voir ça!

Charb lui mit la main sur l’épaule.

— Méfie-toi, petit. Tu te surmènes. Tu dors à peine, tu manges à toute vitesse et…

— Je ne me suis jamais senti aussi bien.

À cet instant, un remue-ménage filtra de la pièce voisine. Quelqu’un heurta la porte.

— Oui!

Un om au visage ridé apparut.

— Terr, dit-il, la Vieille est mal. Elle te demande.

Terr et Charb se jetèrent un regard éloquent. Ils quittèrent la chambre sans un mot et se rendirent dans un couloir de circulation. Terr enfonça le bouton de priorité et attendit une minute, tandis que des lampes rouges s’allumaient dans le lointain à tous les carrefours. Puis il enjamba la selle du chariot. Charb se plaça derrière lui.

Ils roulèrent sur la pente, de plus en plus vite. Au neuvième millistade, Terr freina et, bloquant le véhicule sur la crémaillère d’ascension, se précipita dans un couloir adjacent. Après avoir salué au passage plusieurs notoriétés de la cité, il entra chez la Vieille.

Celle-ci était allongée sur un matelas de confort. Une couverture cachait ses jambes. Elle fit un faible signe de la main.

— Laissez-moi… seule avec lui, souffla-t-elle.

Charb mit un doigt sur ses lèvres et entraîna doucement les deux médecins dehors.

Terr s’agenouilla au chevet de la vieille ome noire. Il lui prit les mains et les trouva glacées. Une odeur de pharmacie flottait autour d’elle.

— Petit, dit-elle, j’verrai pas l’Exode.

— Ne parle pas, souffla Terr, tu te fatigues.

Elle eut un petit rire cassé. Une toux secoua ses épaules pointues sous la tunique. Elle désigna du doigt un flacon sur une table. Terr lui fit boire quelques gouttes et lui remonta un peu la tête. Elle s’apaisa bientôt.

— Écoute… je voulais te voir avant… de m’en aller. Si… si! J’ai pas peur, tu sais! Je voulais te dire que… que je t’aime bien, petit. Faut pas faire une tête comme ça. Regarde, moi, je rigole… On s’en va tous. Un jour, ça sera ton tour, dans longtemps, j’espère.