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Peu à peu, au fil des heures, les bâtiments fendirent une mer crémeuse. Le navire-édile allait devant. Son étrave effilochait au passage des paquets de mousse blanchâtre, puis de véritables ballots de coton flottant à la surface, puis des montagnes de spumosités ressemblant de loin à des icebergs.

Bientôt, l’eau fut invisible; le ciel aussi. On dut avancer à l’aveuglette au milieu d’une géante et savonneuse lessive, dans un monde irisé, traversé de reflets magiques et multicolores. Mille sphères transparentes s’amalgamaient autour des navires, au-dessus, partout, bavant et moutonnant, pétillant de mille feux différents.

Ils allèrent longtemps dans les jeux d’une lumière variant à l’infini ses spectres et ses raies, ses images et ses mirages, ses réfringences et ses franges, dans un chromatisme irréel, dans une géométrie où l’œil se perdait en perspectives multiconcaves.

Et très loin au-dessus d’eux, invisible, le ciel jouait avec ses nuages d’or, projetait ses fantaisies dans la mousse comme l’artisan d’un géant kaléidoscope.

Les yeux brûlés de merveilles, ils n’émergèrent qu’au soir de ce palais des mirages flottant sur la mer. Et là, brusquement apparu au détour d’une colline d’écume, un autre mirage les attendait.

Loin sur l’horizon, et pourtant si réel qu’on avait envie d’avancer la main, découpant ses montagnes en contre-jour au-dessus d’une mer étale et brillante, le Continent Sauvage paraissait flotter au-dessus des eaux, comme une île aérienne.

Terr fit ouvrir le capot. Une bouffée de parfums s’engouffra sur la passerelle, comme déléguée par la terre pour accueillir les oms. Calme plat dans la baie. Très haut, quelques oiseaux tournoyaient en croassant dans l’air tiède.

On ouvrit les écoutilles. Une foule d’émigrants peupla les ponts. Terr eut un mot heureux, s’accordant poétiquement au cadre. Il fit un geste de la main.

— Oms, dit-il. Le destin nous offre le Continent Sauvage comme un gâteau sur un plat d’argent!

Il se tourna vers Sav en ajoutant:

— On n’a même pas oublié la garniture.

Il désignait ainsi des îles de fleurs et de fruits étranges qui flottaient çà et là, mollement bercées, léchées sur leurs bords à petits coups de langue tiède par des vaguelettes.

Sav parut sortir d’un songe. Il regarda les fruits et les fleurs que l’étrave bousculait lentement au passage.

— Je ne te conseille pas d’y porter la main, dit-il.

— Parce que?

— Fruits de pandanes!

— C’est donc ça!

— Oui. Brûlures mortelles!

En se rapprochant, on distinguait des détails. Le continent se découpait en plans panoramiques où dominaient le rouge, l’or et le violet, suivant la distance. Des brises languides échevelaient paresseusement des palmes penchées sur les plages. Plus loin, des vallées sinuaient aux flancs des monts. Les jungles bruissaient de jacassements animaux. Des bouffées puissantes de parfums tournoyaient entre les caps et les promontoires.

— Voilà la rivière! dit l’Édile.

Un peu à droite, un estuaire répandait ses eaux vertes dans la baie mordorée.

Une heure plus tard, les deux navires remontaient le cours d’eau, passaient lentement sous des dais de feuillage, sous des arcs de triomphe de lianes entrelacées d’où tombait une pluie molle de pétales.

À chaque détour, les méandres cachaient une surprise, panache d’un pandane au sommet d’un mont, plages de sable noir où brillaient des micas, arche de pierre polie enjambant la vallée.

Sav observait les rives:

— Un pegoss! annonçait-il.

Et l’on voyait une masse aux membres lourds s’ébrouer dans la vase.

— Une cervuse, un bossk!

Et l’on devinait la fuite d’une silhouette gracieuse sous les branches, poursuivie par un trot saccadé.

Des appels, des feulements, des crécelles s’entrecroisaient d’une berge à l’autre, au-dessus de la tête des oms.

Quand la nuit tomba tout à fait, on atteignit le lac figurant sur les cartes. L’Édile ordonna d’ancrer dans une crique. Deux détonations sourdes, des ondes concentriques à la surface, les deux ancres obus avaient harponné le fond, fixant solidement les navires au mouillage.

Terr interdit tout débarquement. Il descendit dans la chambre des cartes, en compagnie de Sav et de deux officiers. Charb et Vaill qui avaient voyagé sur le bâtiment 2, vinrent bientôt les rejoindre, en passant d’un bord à l’autre. Le maître-bord 2 et le sous-maître les suivirent.

— Oms, dit Terr, l’Exode a réussi. Il nous a coûté cher et j’aime mieux ne pas parler du bâtiment 3. Inutile de s’attendrir sur le passé. D’autres dangers nous attendent sans doute. Mais nous sommes à l’abri des draags. Ils mettent très rarement le pied sur ce continent. Il nous sera facile de nous cacher longtemps. Il sera plus difficile de nous organiser pour survivre. Nos réserves ne dureront pas toujours. Et là où nous sommes, il n’y a pas d’usines ou d’entrepôts à piller. Nous ne sommes plus les parasites des draags, mais la race maîtresse de cette portion sauvage d’Ygam.

Nous ne devons plus de comptes qu’à nous-mêmes, mais nous ne pouvons plus compter que sur nous-mêmes… Et puis, n’oublions pas que nous avons un devoir à remplir. Nous sommes privilégiés. Des millions d’oms sont toujours prisonniers des draags.

Il faudra les ravir à cet esclavage. Ce grand projet demandera peut-être la durée de plusieurs générations. Nous ne le verrons sans doute pas réalisé. Mais qu’il brille au-dessus de nous comme un but sacré à atteindre. Qu’il fouaille nos énergies! Et les enfants de nos enfants réussiront peut-être!

Il déplia une carte et posa son doigt au milieu.

— Les Hauts Plateaux, dit-il. C’est là que notre installation est prévue. Les jungles qui nous entourent sont trop malsaines, malgré leurs séductions…

TROISIÈME PARTIE

1

Le Grand Conseil Draag se tenait tour à tour dans la capitale de chaque continent. Cette fois, il avait lieu à Klud, capitale d’A sud.

Dans une vaste salle ornée de bustes (les plus fameux édiles des temps passés), les quatre édiles présents trônaient chacun au milieu d’une vingtaine de subordonnés.

Admis comme orateur, le Maître Sinh était assis sur un matelas de confort, au centre de la salle, à égale distance des quatre grandes tables. Il parlait. Et la passion, la conviction de son exposé le faisaient un peu gesticuler. Sceptiques, certains édiles le soupçonnaient de cabotinage et murmuraient qu’il faisait des effets de membranes.

— Enfin, disait le Maître Sinh, les fiximages que vous avez entre les mains sont éloquentes. Je vous conjure, Édiles, de ne pas minimiser l’importance des faits. Les draags sont habitués depuis toujours à se considérer, avec raison, comme une race maîtresse. Si bien qu’imaginer une autre race capable de les supplanter leur paraît ridicule. Or, j’affirme que les oms constituent un danger pressant.

«Vous ne pouvez douter des images étalées sous vos yeux. Les oms ont créé une cité, se sont organisés, se sont armés. Vous pensez qu’il serait facile de les pulvériser et vous avez raison sur ce point… à condition qu’ils n’aient pas progressé quand vous prendrez la décision d’agir. À condition qu’ils n’aient pas trouvé une parade.

Il s’interrompit un instant et leva un bras en l’air avant de poursuivre:

— Or, les fiximages des derniers plans sont inquiétantes. Quelles sont ces trois grosses masses décantées des halos parasites par nos spécialistes? Certains ont parlé d’astronefs! Ce qui serait alarmant et prouverait une efficience technique ahurissante. Mais notre inquiétude devrait alors se nuancer d’un secret espoir, puisque la fabrication de ces engins révélerait chez les oms un désir d’exil, de fuite! Il serait alors politique d’essayer de prendre contact avec eux et de les aider dans leurs projets: nous en serions débarrassés… Malheureusement, ou heureusement, je ne pense pas qu’il s’agisse de cela. C’est trop tôt. Les oms n’en sont pas encore capables. Je pencherais vers une autre hypothèse, étayée par l’avis d’éminents spécialistes, et, sans même parler de spécialistes, par le simple bon sens.