Et puis… l’Édile avait chez lui deux oms de race noire, deux animaux magnifiques et débordant d’affection pour leur maître. Il n’arrivait pas à imaginer que les congénères de ses bêtes familières pussent présenter un grand danger pour les draags.
2
Les draags avaient agi très vite, compte tenu des lenteurs nécessaires à leurs décisions administratives.
Entre le moment où ils avaient fiximagé les ruines du port et l’anéantissement de la cité, il s’était à peine écoulé quinze jours.
Cependant, ces quinze jours équivalant pour les oms à près de deux ans terrestres, ceux-ci avaient abattu un travail considérable. Outre la traversée de l’océan, ils avaient eu le temps de percer et d’aménager sous les rives du lac un port caché pour l’un des navires, de démonter l’autre entièrement pour faire de ses débris trois centaines de lourds véhicules aptes à la progression en brousse.
Au fur et à mesure de leur construction, ces véhicules étaient envoyés en reconnaissance vers les Hauts Plateaux, lieu choisi pour l’installation définitive. Si bien qu’une navette de véritables chars blindés circulait constamment entre le camp de débarquement et les hauteurs, hissant peu à peu tout le matériel, les ouvriers et les techniciens nécessaires à l’édification d’une cité.
Terr lui-même fit plusieurs fois le voyage pour surveiller les travaux.
Enfin, par dizaines de mille, de longues files d’oms, flanquées par la protection des chars, montèrent lentement par les jungles.
Les bébés, les jeunes mères et les enfants en bas âge, quoique vaccinés contre toutes les maladies tropicales possibles, ne touchaient pratiquement pas le sol avant d’arriver au but. À la base de débarquement, Terr les avait consignés dans le navire intact. Pendant le voyage, ils restaient dans les chars. On évitait ainsi tout accident, car le pays était bourré de fauves, ou même d’animaux placides, mais dangereux par leurs proportions gigantesques.
Enfin, à peu près à l’époque où le draag Édile d’A sud rivait son clou au Maître Sinh, la dernière cohorte d’émigrants se prépara au départ.
Terr avait tenu à en être. Sauf deux ou trois voyages d’inspection, il était resté le plus longtemps possible sur les bords du lac pour rassurer par sa présence les derniers rangs. Les autres, en effet, avaient moins besoin de lui. Ils vivaient dans un climat plus sain, moins débilitant. Mais ceux que le sort avait momentanément oubliés montraient souvent des signes de nervosité. Le prestige et l’autorité de l’Édile leur était nécessaire.
Un jour, une centaine de chars venus de la cité neuve débouchèrent de la jungle et s’avancèrent vers le camp, solidement retranché entre trois rocs énormes. Ils étaient attendus depuis longtemps. Ils amenaient la relève des gardiens du navire.
Quand ils pénétrèrent sur la place centrale du camp, dans un nuage de poussière, une foule délirante sortit des baraquements en bois pour s’assembler autour d’eux. Leur arrivée signifiait pour les autres un prochain et massif déménagement. Le dernier.
La foule suante s’extasia sur le teint frais des deux cents gaillards qui sautèrent des machines. Ceux-ci riaient aux éclats, répondaient de bonne grâce à toutes les questions qu’on leur posait sur les Hauts Plateaux et se laissaient embrasser par les omes.
L’Édile arriva bientôt. Il monta debout sur la tourelle d’un char et étendit les bras pour demander un peu de silence. Puis il parla dans une téléboîte et sa voix emplit la place:
— Oms, dit-il, on m’annonce que la ville est achevée!
Des vivats éclatèrent de toute part et Terr dut encore lever les bras pour se faire entendre. Il continua, souvent interrompu par l’enthousiasme de ses auditeurs:
— Cela signifie que nous pouvons partir… Nous y serons demain… N’avais-je pas raison de vous promettre la réussite de l’Exode? Nous allons enfin vivre comme une race maîtresse!.. Quant à vous, gardiens du navire, vous avez vécu des mois sur les hauteurs. Votre tour est arrivé de relayer ceux qui se morfondent depuis si longtemps au bord du lac. Je sais que beaucoup se demandent pourquoi nous gardons ce navire, pourquoi nous ne l’avons pas démonté comme l’autre, ce qui aurait sans doute accéléré notre installation et aurait libéré plus de matériel. Je leur répondrai qu’un peu de bon sens suffit à prouver le bien-fondé de nos décisions. Nous ne savons pas encore ce que nous réserve l’avenir. Un bâtiment peut nous être nécessaire encore. D’ailleurs, oms de garde, vous savez que vous serez fréquemment relevés. Et maintenant, vous tous, préparez-vous. Le plan d’évacuation étant depuis longtemps mis au point, nous pouvons nous mettre en route d’ici deux heures! En route pour la cité neuve!
Quinze mille oms adultes firent exploser un formidable cri d’espoir, tandis que, dans la nursery du navire, deux mille bébés vagissants ignoraient tout du destin que leur préparaient leurs aînés.
Puis, la foule se disloqua, s’effilocha en tous sens vers les baraques, tandis que les chars manœuvraient dans la poussière les uns pour se garer, les autres pour se tourner vers la sortie et se mettre en position de départ.
Deux heures plus tard, l’avant-garde prenait la route, vite suivie de groupes de deux cents porteurs, chacun précédé d’un char bourré d’omes allaitant leur marmaille.
Quoique souvent parcourue, la route était à peine tracée. Conquise sur la jungle, elle était récupérée par elle après chaque passage et s’encombrait de jeunes arbres, de buissons et de prêles gigantesques. Les chars écrasaient tout sous leur poids et cahotaient douloureusement sur les débris des arbres abattus.
Dès les premiers stades, on pataugea dans la boue. Magma rougeâtre, la terre suintait comme une éponge. Très haut, les cimes des arbres se joignaient au-dessus de la route comme les piliers d’une architecture gothique. Elles formaient une voûte verdâtre d’où tombait un jour d’église, une forte pénombre coupée çà et là d’un rais de soleil oblique, comme un phare d’une sadique complaisance éclairant ici une mare grouillante de larves, là le squelette monstrueux d’un bossk adossé à une souche, avec sa tête ricanante tombée à ses côtés sur un matelas de feuilles pourries, plus loin une tantlèle, plante carnivore agitant voluptueusement ses tentacules dans la lumière, comme une danseuse orientale et perverse tordant ses membres sous un projecteur de théâtre…
Et l’on racontait en marchant de sinistres histoires. On se rappelait l’aventure arrivée aux premiers éclaireurs qui cherchaient le chemin des Plateaux. Souvent, ces oms épuisés par le climat, les yeux brouillés par la sueur et la tête bourdonnante d’hallucinations, s’étaient égarés dans la jungle. Et là, privés d’omes depuis longtemps, ils croyaient vraiment voir apparaître une danseuse lascive au détour d’un buisson. Ils avançaient, les mains tendues vers la plante que leur désir revêtait de toutes les séductions possibles, et succombaient à une étreinte délicieuse et fatale, vidés de leur sang par les suçoirs de la tantlèle, visage rongé par les baisers acides des corolles.
Rassurés par leur nombre, les émigrants riaient très fort en secouant la tête, mais ils détournaient subrepticement les yeux pour regarder ailleurs et parlaient vite d’autre chose.
Tous les deux stades, vingt porteurs montaient sur le dos d’un char et reposaient les muscles de leurs jambes. En fait, ils échangeaient leur fatigue contre une autre, car les soubresauts du véhicule leur cognaient les côtes sur la tôle. Pour ne pas glisser, ils devaient se cramponner dans des positions invraisemblables et, deux stades plus loin, c’était presque avec soulagement qu’ils laissaient la place à d’autres.