— Je ne dis pas le contraire, Édile. Mieux, je m’en enorgueillis.
— Comment?
— Parfaitement. Vous me parlez de règlements alors que toute notre civilisation est en jeu. Ce jeune draag nous rapporte des renseignements alarmants sur les progrès des oms et vous ne pensez qu’à des histoires de contraventions! Qui de nous deux est fou? Je sais que l’on s’est moqué de moi au Conseil. J’ai donc fait ma petite enquête personnelle, car je suis sûr d’avoir raison. L’Édile de Klud a bien ri quand il a trouvé ces trois tôles découpées en poissons. Il n’a pas compris que c’était un trompe-l’œil. Je persiste à croire que les oms ont fabriqué des vaisseaux. D’ailleurs, j’ai des preuves. On a récupéré hier soir des débris de submersible sur une plage d’A sud. Une portion de coque à demi pleine d’eau a flotté dans le Siwo jusqu’au détour équatorial et…
L’Édile fulmina:
— Assez avec vos histoires d’oms!
— Vraiment? Si vous fuyez les histoires d’oms, ce sont elles qui vont nous tomber dessus d’ici peu, mais vous l’aurez voulu. J’exige que le Conseil examine en ma présence les fiximages rapportées par mon assistant.
— Vous rêvez!
— Je le voudrais bien. Vous êtes-vous seulement donné la peine de demander des précisions à votre collègue d’A sud? A-t-on développé les fiximages?
— La sphère est sous scellés.
Le vieillard eut un soupir rauque. Il replia ses membranes avec accablement.
— Quand je pense que mon assistant a parlé de dix mille oms et que vous êtes là, à remâcher de petits griefs sans…
— L’exagération même de ce chiffre prouve son manque de sérieux! Mais avant de discuter des résultats douteux de cette expédition, il faut régler la question de son illégalité. Vous mettez les choses à l’envers.
Le maître se leva, mû par une colère froide.
— Je vois qu’il n’y a rien à faire pour vous convaincre qu’un danger nous menace tous. J’agirai donc autrement. Je suis le Maître Sinh. Vous êtes donc obligé de faire droit à ma modeste requête. Voulez-vous me donner une autorisation officielle de vol de nuit? Je pars immédiatement pour Klud. Là, je vous tiens, tout Édile que vous êtes. La loi m’autorise en outre à agir avec la même autorité auprès de l’Édile d’A sud. J’exigerai l’ouverture des scellés, j’exigerai une entrevue avec mon assistant. J’exigerai une communication scientifique à tous les journaux. Communication scientifique! Entendez-vous? Les journaux ne peuvent «légalement» s’y opposer. Mais la teneur en sera telle que le peuple va s’enflammer. Une crainte terrible va submerger les draags; une crainte terrible et salutaire! Nous verrons si vous n’êtes pas obligé de réunir le Conseil dans les deux jours, sous la poussée de l’opinion! Vous parlez toujours de loi, vous allez voir comment je sais m’en servir! Vous y risquez votre place, Édile. Je suis désolé d’en arriver à cette extrémité.
7
Sur des stades et des stades de couloirs souterrains, des oms, mâles et femelles, étaient allongés les uns à côté des autres, comme des morts.
Aux carrefours, de grands feux brûlaient, rouge et or, réchauffant l’atmosphère, enfumant les voûtes. Les craquements et les soupirs des broussailles torturées par les flammes, les silhouettes noires et dansantes activant les brasiers, les reliefs tourmentés, tout rappelait l’enfer. Jusqu’à ces longues rangées de cadavres vivants, immobiles, formant d’interminables chaînes rayonnant autour des salles, peuplant les corniches et les ponts suspendus au-dessus des abîmes.
La cité semblait une immense nécropole où chacun attendait son tour d’incinération. Nus, les oms gisaient sur le dos. On leur avait transpercé les bras et les jambes avec des aiguilles qui pompaient le courant de leurs muscles. Ils étaient liés entre eux par des fils métalliques. Ils souffraient en silence depuis des heures.
Au début, les piqûres avaient été supportables.
Mais peu à peu, la présence étrangère du métal brûlait les chairs. Des crampes tordaient les membres, çà et là, diminuant ainsi le rendement de l’immense pile vivante.
En nombre insuffisant, quelques médecins couraient de couloir en couloir, distribuant des conseils, de bonnes paroles, et de rares stupéfiants pour atténuer les souffrances. D’autres se penchaient sur des muscles noués, les massaient doucement pour en chasser la raideur tétanique.
D’autres, enfin, arrachaient les aiguilles d’un coup sec et libéraient ceux dont les plaies s’étaient infectées malgré les précautions. Héroïques, certains refusaient de céder leur place.
Par moments, on entendait des soupirs tremblés ou des plaintes… «À boire!» Et des chariots poussés par des bras diligents et surmenés cahotaient d’om en om, distribuant une maigre pitance d’entretien.
On avait dû arracher presque toute l’installation électrique des souterrains pour obtenir un matériel suffisant. Mais pour l’entretien du moral, on avait laissé en place quelques diffuseurs d’où filtraient de temps en temps les encouragements officiels.
Ainsi, deux millions de citoyens se sacrifiaient en un vaste holocauste pour la cause commune. Ils donnaient leur fluide galvanique comme on donne son sang.
Et goutte à goutte, unité par unité, l’énergie s’ajoutait à l’énergie, courait en fleuve le long des fils, s’ajoutait dans les accumulateurs à la force issue des piles et des turbines hydrauliques, constituait un capital électrique nécessaire à la défense de la cité.
Par téléboîtes, les expéditions en brousse annonçaient leur retour. Elles avaient passé toute la nuit à disposer les éléments de barrage aux points stratégiques du continent. Pour atteindre certains endroits inaccessibles autrement, le dernier navire avait fait lentement le tour des côtes, lâchant ici et là des commandos qui posaient les éléments où il fallait.
D’ores et déjà, les oms pouvaient parer à une première attaque par fusées. Deux millions cinq cent mille oms pouvaient tenir tête à un milliard de draags!
Dans une salle spéciale, l’émetteur était en place.
Tous les renseignements se concentraient dans la salle du Conseil, transformée en quartier général, et d’où ricochaient les ordres de l’Édile.
— Édile! Les oms des nurseries n’en peuvent plus. Ils se surmènent depuis trop longtemps et commencent à faire des sottises.
— Faites-les relever par les oms du couloir 4. Ils échangeront la nature de leur fatigue. Les uns seront très heureux de se coucher, même avec des aiguilles dans les bras, et les autres vont pouvoir enfin bouger après deux jours d’immobilité!
Terr se tourna vers Charb.
— Il y a trop de bébés. J’aurais dû freiner les naissances. C’est une charge inutile.
— Pas pour plus tard.
— Sans doute, mais il n’y aura pas de «plus tard» si nous flanchons maintenant.
Bourdonnement d’une téléboîte. Charb pressa le bouton:
— Oui?
— Ici, Vaill. Le rendement baisse!
— Pourquoi?
— Les médecins exemptent de plus en plus d’individus. Je me demande s’ils pourront tenir encore longtemps. Et puis… Il y a eu un accident. Presque mille oms sont morts asphyxiés par les feux dans la salle 13.
Charb jeta un coup d’œil à Terr qui communiquait avec Sav. Il jugea inutile de l’accabler de ce détail tragique.
— Cache-le aux autres, souffla-t-il dans la téléboîte. Et fais discrètement le nécessaire. Y a-t-il des rentrées d’expéditions?
— On m’annonce deux cents oms aux portes de la ville.