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— Je commençais à m’inquiéter. T’as rien de cassé?

Terr le rassura. Brave inspecta rapidement sa petite bande, une trentaine d’individus. La plupart des omes portaient des bébés. Les mâles étaient chargés de paquets hétéroclites. Le vieux Fidèle s’appuyait sur un bâton, il soufflait encore des fatigues de la descente.

Brave réfléchit. Sa raison rudimentaire lui dictait de fractionner sa bande en plusieurs groupes, plus mobiles et moins bruyants. Mais, craignant de perdre du monde en route, il écouta ses sentiments. Une fausse sécurité, une impression de force et de chaleur l’envahit, à considérer la tribu au complet. Il donna le signal du départ.

En file indienne, les oms suivirent la piste habituelle à leurs raids de pillards. Ils serpentèrent entre les palmes, franchirent à gué le ruisseau et sortirent du parc sans difficulté.

Ils piétinèrent ensuite à la queue leu leu dans la boue d’un fossé suivant la route. Des bruits de chute et des jurons éclatèrent çà et là, tandis que Brave criait «Silence» le plus discrètement possible.

Terr et Vaillant soutenaient le vieux Fidèle.

— Où allons-nous? souffla Vaillant.

— J’ai l’impression que Brave veut nous installer dans le terrain vague, en attendant mieux. Il n’a rien dit?

— Non. Mais je crois que tu as raison.

Le vieillard soufflait trop pour donner son avis. Il trébuchait lamentablement sur les moindres bosses de terrain et sa respiration ressemblait à une plainte.

Soudain, Brave ordonna de stopper. Des «chut» coururent dans la colonne. Chacun s’immobilisa. Terr et Vaillant aidèrent Fidèle à s’asseoir dans la boue.

— Silence! souffla encore la voix impérative de Brave.

Sur la route, un pas approchait. Un pas lent et lourd de draag. Un draag circulant à pied était chose rare, mais cela se voyait quelquefois, sinon pourquoi les routes auraient-elles existé! Les battements flasques fouettaient la chaussée en cadence, comme des coups de torchon mouillé. À mesure que le bruit s’amplifiait, on distinguait un certain décalage dans le rythme des pas.

— Deux draags! murmura Terr.

— Quoi? dit Vaillant.

Terr lui montra deux doigts… Déjà, on entendait le bourdonnement grave d’une conversation. Les bouches draags hachaient les mots, à leur façon saccadée, si difficile à reproduire par une gorge d’om. On distingua les deux silhouettes géantes arpentant pesamment la route. On vit la luminescence des yeux rouges dans la nuit. Des phrases prirent forme:

— … un peu fatigant, mais cet exercice nous rapproche de la nature.

— Oh! tu sais, notre nature serait plutôt de nager. Je me suis toujours demandé si le vieux Zarek avait eu raison de nous faire muter.

— Ne dis pas de sottises, nous avions atteint dans l’eau un degré d’évol…

— Bigre!

— Quoi?

— Ça sent l’om sale à pleine fente!

Les pas s’arrêtèrent tout près. Une trentaine de cœurs rythmèrent des musiques de peur dans la poitrine des oms.

— Ça doit en être pourri par ici.

— De la vermine! Les édiles devraient faire nettoyer tout ça. Avoir un om chez soi n’est pas une mauvaise chose: ça distrait. Mais tous ces oms sauvages, ça pille, c’est sale et ça se reproduit à une vitesse folle. Sans compter que ces bêtes sont malheureuses en liberté, pleines de poux et de maladies de peau!

— On s’en occupe.

— Pas assez. Il faudrait une désomisation générale.

Les deux draags se remirent en marche. Un bébé om choisit cet instant pour pleurer. Les pas s’arrêtèrent.

— Il y a un nid dans le fossé, dit un draag. Le bruit venait de par là.

— Voyons un peu.

Une lampe s’alluma, inonda le fossé, éblouissant les oms.

— Ça! dit un draag. Viens voir un peu. Une vraie colonie!

— Liquidons-en quelques-uns avant que les autres ne s’enfuient. Saute à pieds joints dans le fossé.

Deux masses obscurcirent les étoiles et basculèrent vers les oms, tandis que la voix de Brave criait:

— Bataille! Mordez-les aux jambes, mordez-les partout! Bataille!

Deux chocs sourds ébranlèrent le sol, au milieu de hurlements de terreur.

— Piétine-moi tout ça, dit la voix d’un draag.

— Bataille!

Le phare rapide de la lampe balaya le visage gris du vieux Fidèle effondré aux côtés de Terr. L’adolescent eut le temps de voir le corps du vieux: une bouillie sanglante. La voix lourde des draags tomba des hauteurs:

— Ça mord! Mais… canailles!

— Piétine, piétine!

Un pilonnement flasque nivelait le fond du fossé. Dans un rêve de frayeur et d’action, Terr bondit hors du trou, rencontra la main d’un draag s’appuyant au bord de la route. Il y mordit de toutes ses forces, se sentit emporté vers les étoiles. Une dure secousse ébranla ses mâchoires, tandis qu’il volait au loin, un lambeau de chair aux dents.

Il roula dans l’herbe, se demanda brusquement s’il rêvait tandis qu’autour de lui des silhouettes braillantes fonçaient vers le lieu du combat.

— Sautez dessus, mordez! Allons, les oms!

Il reconnut la voix rauque de la Vieille du Buisson et reprit courage. Il courut en boitillant vers le fossé sanglant, se perdit dans un tumulte de violences, mordit encore il ne savait quoi d’énorme et de palpitant effondré en travers du talus, tandis qu’une course ébranlait la route, plus loin, toujours plus loin…

— Crève les tympans! Mords! L’autre se sauve!

— Allez, les oms!

Il s’acharna des crocs sur une surface molle, les oreilles emplies d’un bourdonnement de folie meurtrière. Il sentit enfin le silence s’établir, un silence d’une étrange teneur: de victoire et d’atterrement.

— Le draag est mort, dit une voix.

— L’autre a fui!

Les oms se dénombrèrent, se cherchèrent dans la nuit. Des noms étaient lancés:

— Brave! Où est Brave?

On le trouva enfoncé dans la boue, à peine reconnaissable. Une voix, celle de la Vieille, réclama le silence. Tous les yeux se tournèrent vers la silhouette nerveuse et cassée se dressant sur le talus.

— Oms du Gros Arbre, dit-elle, sans nous, vous y passiez tous. Brave est mort. On va former la même bande, tous ensemble. Mais j’sais pas si vous vous rendez compte qu’on a tué un draag. Faut filer en vitesse!

Des bébés braillaient. Une ome gémissait sur un petit cadavre.

— Silence, les femelles! clama la Vieille. Moi aussi, j’ai perdu mon fils dans le coup. Mais ce qui est fait est fait. Ramassez vos morts et filons sans attendre, et au trot!

Peu après, elle traversa la route, suivie par une misérable troupe d’éclopés. Ils se perdirent dans la nuit.

Au bout d’une centaine de pas, Terr se retourna. Sur le champ de bataille, il vit la tête du draag vaincu renversée en arrière, face aux étoiles. Les deux yeux rouges perdaient peu à peu leur luminescence naturelle.

Terr rattrapa les siens en claquant des dents.

DEUXIÈME PARTIE

1

Le Premier Édile du continent A nord étira ses membranes. Il jeta un œil sur son cadran axillaire et souffla d’impatience. Quittant sa table, il fit les cent pas dans sa loge de travail. Il attendait quelqu’un.

Visite étrange. Que pouvait lui vouloir le Maître Sinh? Il lui sembla se rappeler que celui-ci avait invoqué l’urgence pour obtenir ce rendez-vous.

Il avait à peine arpenté deux fois la pièce quand une voix sortit du diffuseur, annonçant l’éminent visiteur.

— Faites monter! ordonna brièvement le Premier Édile.