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-    Et de la vôtre aussi ? C’est pour cela que vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?

-    Peut-être ! Une précaution est toujours bonne à prendre !

-    Autrement dit, je ne vous inspire pas confiance !

-    Non. Parce que vous êtes trop jeune et qu’à votre âge on parle volontiers à tort et à travers !

-    Vous êtes gracieux ! Merci ! fit Charlotte, vexée...

Gratien revenait muni de sa clef et d’une grosse lanterne grâce à laquelle la jeune fille put enfin distinguer les traits de ce personnage doté d’une telle méfiance et comme en même temps il ôtait son chapeau pour la saluer, elle découvrit un visage mince et énergique, au profil net, strictement rasé, révélant une bouche bien dessinée au pli moqueur, des yeux bleus, vifs et clairs sous le surplomb d’épais sourcils, bruns comme les cheveux raides, coupés nettement à la hauteur des larges épaules. Ses gestes possédaient une élégance naturelle comme sa façon de se tenir à cheval. Quant aux vêtements - habit et chausses collantes disparaissant dans de hautes bottes à entonnoir, chemise blanche au col fermé par un cordon de soie noire assortie au chapeau sans plumes et gants de cheval, l’ensemble complété par une vaste cape noire rejetée sur les épaules -, ils étaient irréprochables. Certes, le personnage ressemblait davantage à un gentilhomme qu'à un plébéien, mais Charlotte lui en voulait de son manque de confiance. Aussi remisa-t-elle ses remerciements et, après un froid salut, elle franchit la grille que lui ouvrait Gratien et le suivit à travers le jardin sans même se retourner. L’inconnu ne s'en formalisa pas. Il resta un moment à suivre des yeux les deux silhouettes dessinées par le reflet de la lanterne, tourna la tête de sa monture et repartit au galop avec un haussement d’épaules : celui d’un homme qui se débarrasse d’un fardeau.

Quand la maîtresse était absente, il y avait toujours, à Prunoy, un valet de chambre dans le vestibule. Celui-ci alla réveiller la gouvernante qui appela une femme de chambre et, une demi-heure environ après son arrivée, la fugitive pouvait s’enfoncer dans des draps sentant bon la menthe sauvage et s’y endormir avec la belle facilité de la jeunesse. Elle était si fatiguée que même les images effrayantes de la vieille chapelle avaient disparu. Elle y penserait demain. Ou plutôt elle essaierait de ne plus y penser. Elle aurait déjà bien assez à faire avec les explications qu’il lui faudrait donner au sujet de sa fuite...

Quand elle rouvrit les yeux, la pendule marquait onze heures, il faisait grand jour - si l’on pouvait appeler ainsi la lumière grise, triste et terne qui s'introduisait à travers les vitres ! - et une main relativement douce lui secouait l'épaule :

- Allons, Charlotte, réveillez-vous ! Nous avons à causer!

Elle s’assit dans son lit en se frottant les yeux afin d’en chasser les dernières brumes du sommeil :

-    Madame ma tante je vous salue et vous demande bien pardon d’avoir ainsi envahi votre maison en votre absence sans vous en avoir demandé la permission.

Un éclat de rire lui répondit :

-    Quittez cet air confit qui ne vous va pas et dites les choses simplement. Vous vous êtes enfuie du couvent si je ne me trompe ? Pourquoi ? Vous ne sembliez pas vous y trouver si mal jusqu’à présent.

-    C’est vrai, mais c’est parce que j’étais persuadée d’en sortir un jour. Or, hier tantôt, Madame la supérieure m’a fait mander dans son appartement pour m’apprendre deux nouvelles...

-    Lesquelles ?

-    Madame ma mère va se remarier sous peu et elle a décidé que je prendrais le voile chez les Ursulines. J’ai compris alors que je n’étais pour elle qu’une charge dont elle entendait se défaire au plus vite avant d’entamer une nouvelle vie où je n’ai pas ma place.

-    Par tous les saints du Paradis ! Jura Mme de Brécourt, voilà du nouveau, en effet.

Quittant les abords du lit, elle fit deux ou trois tours dans la chambre dans une agitation grandissante, les bras croisés sur sa poitrine, suivie des yeux avec un vif intérêt par une nièce qui ne l’avait jamais vue se départir de sa sérénité qu’une seule fois : le jour où elle s’était brouillée avec sa belle-sœur, la mère de Charlotte. C’était peu de temps après la mort d’Hubert de Fontenac, son père, deux ans plus tôt, et la petite Charlotte n’avait pas réussi à en connaître la raison, n'ayant pu assister qu'au dernier acte, mais elle revoyait encore Mme de Brécourt, en grand deuil, dressée en face de la veuve, l'œil étincelant de colère et laissant tomber :

- Que vous n'éprouviez pas le moindre chagrin de cette perte qui m'est cruelle, je ne saurais vous le reprocher, mais vous pourriez au moins sauver les apparences ! Ne fût-ce que pour l’enfant... Mais qu’attendre d’autre d'une femme telle que vous ?

Elle était partie là-dessus et on ne l'avait plus revue. D'ailleurs, le lendemain matin Charlotte était conduite chez les Ursulines d'où elle n'était sortie qu'en de rares occasions. Aussi avait-elle souvent pensé à cette marraine qu’elle aimait et dont elle était certaine d’être payée de retour. C’est pourquoi, fuyant le couvent, s’était-elle tout naturellement tournée vers celle en qui elle voyait son unique planche de salut. Aussi était-ce sans inquiétude et même avec une réconfortante impression de bien-être qu'elle la regardait arpenter sa chambre. Et puis elle était tellement agréable à regarder !

Aux abords de la cinquantaine, en effet, Claire, comtesse de Brécourt, née Fontenac, restait belle. Grande, élancée, elle possédait le précieux privilège de pouvoir porter avec élégance n’importe quel vêtement et elle était toujours habillée à ravir. Veuve d’un lieutenant général aux armées du roi Louis XIV, elle appartenait au cercle de la reine Marie-Thérèse dont elle était seconde dame d’atour, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir noué des liens de solide amitié avec Madame « Palatine », duchesse d’Orléans, dont elle appréciait le franc-parler et le cœur généreux. Deux qualités rares à la Cour ! Bien vue du Roi et jouissant d’une belle fortune, elle y occupait une situation enviable et enviée. Enfin, elle était mère d'un fils unique, Charles, qu'elle adorait et qui, au contraire de son père, avait choisi la Marine. Elle n'en portait pas moins à sa filleule une réelle affection dont la petite ne doutait pas parce qu’elle la lui témoignait en lui écrivant régulièrement.

Arrêtant enfin ses allées et venues en se posant sur le bord du lit, elle demanda :

-    Savez-vous qui votre mère veut épouser ?

-    Un M. de La Pivardière, je crois.

-    Ce bellâtre ? Il compte facilement dix ans de moins qu’elle !...

Elle avait parlé trop vite et se mordit la lèvre : il n’était pas d’usage de critiquer les parents devant les enfants. Dans ce cas particulier c’était même une faute parce que Charlotte n’avait parlé que par ouï-dire, se contentant de rapporter ce qu’elle avait appris de la mère supérieure...

-    Je n’aurais pas dû dire cela, reconnut-elle. Sans doute ne le connaissez-vous pas ?

-    Non. Je ne l’ai jamais vu...

-    Depuis combien de temps n’avez-vous pas séjourné chez votre mère ?

Charlotte se sentit rougir comme si la faute lui incombait:

-    Depuis l’an passé. Aux dernières vacances ma mère avait commandé des travaux et n’aurait su que faire de moi...

Cette fois, Mme de Brécourt retint le commentaire acerbe qui lui venait. La petite n'en avait nul besoin après s’être entendu signifier qu’on ne voulait plus la recevoir et, quand on connaissait Marie-Jeanne de Fontenac, cela n’avait rien d’étonnant : jamais belle apparence n’avait caché cœur plus sec et plus égoïste.