— Celui-là aussi, vous le cherchiez hier, remarqua le journaliste. Cela ne lui a pas porté chance.
Felipe allait ouvrir la bouche, quand le type haussa les épaules :
— Ce n’était pas un caballero. Il est certainement chez le diable, aujourd’hui.
— Dieu ait son âme ! murmura pieusement Felipe.
Les deux hommes prirent congé du journaliste. Il ne pouvait rien pour eux,
Felipe était désespéré :
— Je vais aller trouver mes collègues de la Securitad, señor SAS, dit-il. C’est ennuyeux, parce qu’ils vont me poser des tas de questions, et qu’ils seront un peu brutaux dans leurs recherches. Mais il n’y a plus rien à faire.
— Allons-y, dit Malko.
Lui non plus n’était pas chaud. Mettre la police locale dans l’histoire, c’était donner un coup de pied dans une fourmilière.
Il sentait confusément qu’il y avait quelque chose à faire. Le soleil avait dû lui ramollir le cerveau, car il n’arrivait pas à trouver quoi. Ils revinrent à la voiture et Malko prit le volant. Au moment où il démarrait, un gosse poursuivant un ballon passa presque sous les roues de la voiture.
— Nom de Dieu ! fit Malko.
Felipe demanda silencieusement pardon au ciel, d’un geste de la tête. Mais Malko ne repartait pas.
— Felipe, dit-il, savez-vous où se trouve le café Estrella, derrière l’hôtel Prado-America ?
Le policier secoua la tête.
— Je sais où est l’hôtel. Le café doit être facile à trouver.
— Allons-y, dit Malko. Mais à pied. Cette voiture est trop voyante.
Il gara de nouveau la Ford et ils partirent. En trois minutes, Malko dégoulinait. Il irait tordre le cou à son tailleur, en rentrant à New York. L’alpaga, prétendument si léger, lui donnait l’impression de porter une couverture de laine. Et il l’avait payé 250 dollars. Felipe le menait rapidement, à travers un dédale de petites rues grouillantes. De temps en temps, il demandait une brève explication à un passant. Enfin ils trouvèrent, sur une petite place, un minuscule café, éclairé au néon vert et rouge. Malko avait expliqué à Felipe que le gosse rencontré sur la plage pourrait peut-être les mener à Eugenio.
— C’est là, dit Felipe.
L’Estrella faisait aussi épicerie. Une rangée de saucissons pendait au-dessus du comptoir. Il y avait une demi-douzaine de tabourets et une petite table en bois avec deux chaises. Malko s’assit, fourbu. Felipe se dirigea vers le type qui se trouvait derrière le comptoir et engagea la conversation en jouant avec un billet de 100 pesos. Il avait besoin de voir Pépé, très vite. L’autre hésita un peu, sourit, le billet disparut, et un gamin, vigoureusement propulsé par une rafale d’interjections espagnoles, fila comme une flèche dans une ruelle.
Cinq minutes plus tard, Pépé faisait son apparition. Il se planta en face de Malko et dit :
— Alors, tu n’es plus maricon ? Tu veux une femme ?
Felipe levait déjà la main. Malko le retint. Ce n’était pas le moment de brusquer cet irascible gamin.
— Assieds-toi, Pépé, dit-il.
Le gosse s’assit en face de lui, et cria à la cantonade :
— Subio, donné-moi un américano.
Puis, bien calé, il attendit, Malko ôta ses lunettes et plongea ses yeux d’or dans ceux du gosse. Même déluré, celui-ci n’était pas de force. Il baissa les yeux et se tortilla sur sa chaise.
— Ecoute, dit Malko, je peux te faire gagner beaucoup d’argent : 5000 pesos. Mais il faut que tu gardes le secret et que tu trouves ce que je te demande. Connais-tu un garçon qui est lustrador et qui s’appelle Eugenio ?
Il expliqua rapidement au gamin de quoi il s’agissait. Pépé l’écoutait, bouche bée :
— Vous allez vraiment me donner 5000 pesos si je trouve Eugenio ?
— Parole de caballero ! dit Malko, et il tendit sa main ouverte.
Les yeux de Pépé brillaient de joie. Il mit sa patte brune et sale dans celle de Malko et serra de toutes ses forces.
— Vamos, dit-il.
Felipe eut juste le temps de laisser un billet sur la table. En marchant, Pépé demanda :
— Vous n’êtes pas allés au Syndicat des lustradores !
— Au Syndicat ? Quel Syndicat ?
Même Pépé était surpris.
Pépé, fier de sa supériorité, regarda les deux hommes.
— Vous ne saviez pas qu’il y a un Syndicat des lustradores ? N’importe qui ne peut pas cirer les chaussures, à Acapulco. Les bollitos paient une cotisation. Chacun a son secteur de travail, et les prix sont imposés. Tous les matins, le chef du Syndicat dit à chacun où il doit travailler. S’il y en a qui ont des ennuis, le Syndicat prend soin d’eux, et de leur famille. Il les protège aussi des autres rackets.
— Et si un cireur ne veut pas entrer dans le Syndicat ? questionna Malko.
— On le jette dans le port, là où il y a beaucoup de mazout. Après deux avertissements, Señor, précisa Pépé, majestueusement. Mais les choses vont rarement jusque-là.
— Qui dirige ce syndicat ?
— Un cireur de dix-huit ans. Pedro. Tous les ans, il y a une élection. Bien sûr, ce n’est pas un vrai syndicat, parce qu’ils sont trop jeunes. Les bollitos ont entre dix ans et dix-huit ans. Mais, croyez-moi, Señor, cela marche.
— Tu connais, ce Pedro ? interrogea Felipe.
Pépé se rengorgea.
— Sûr ! C’est moi qui lui trouve des filles et de la marijuana. Es un hombre muy caballo.
Tout en marchant, ils avaient quitté les rues étroites mais asphaltées de la ville. Ils se trouvaient maintenant sur une colline couverte de cabanes de bois, de petites maisons en pisé, de minuscules jardins potagers, juste en face du port. C’était un dédale de ruelles en terre battue, grimpant et descendant la colline. Il régnait là une odeur épouvantable, de pourriture et de saleté. Ils croisèrent plusieurs cochons noirs et des chiens faméliques. A travers les portes et les fenêtres de ces bidonvilles, on voyait toute une humanité dormir, travailler, faire la cuisine ou la sieste. Les gens les regardaient curieusement. Il ne devait pas y avoir beaucoup de touristes dans le coin. Enfin, après une glissade particulièrement raide, ils débouchèrent devant un petit bâtiment en pisé, sur la façade duquel il y avait un panneau portant ces mots :
« Sindicato de Lustrodores de Calza do del Puerto de Acapulco. Fundalo el 21 de Agosto de 1937. »
Pépé frappa à la porte de bois, fermée par un cadenas. Personne ne répondit. Il refrappa. Trois ou quatre gosses surgirent et s’attroupèrent autour des trois hommes. Pépé engagea avec eux une conversation animée en argot. L’un d’eux partit en courant.
— Il va chercher Pedro, expliqua Pépé.
Le président du Syndicat apparut majestueusement quelques instants plus tard. C’était un métis au front bas, au cheveu court et très noir, les yeux méfiants et durs, un torse puissant et des mains d’étrangleur. À le voir, on comprenait pourquoi les syndiqués marchaient au doigt et à l’œil. Vêtu d’une chemise rouge et d’un pantalon d’un blanc immaculé, il fumait un long cigarillo, comme un caballero.
Il salua les trois hommes d’un signe de tête, l’air hostile. Pépé l’attaqua dans un dialecte bizarre et strident. Il racontait une longue histoire. L’autre ponctuait, de quelques mots. Enfin Pépé, ravi, se tourna vers Malko :
— Il dit qu’Eugenio est puni par le Syndicat, pour trois jours. C’est pour cela que ce matin il n’était pas sur la place. II a empiété sur le terrain d’un autre cireur, et le Syndicat lui a confisqué sa boîte.