Christina termina les derniers mots comme une incantation. La voix sifflante et le visage durci, elle incarnait la vengeance à l’état brut.
— Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Et elle se détendit d’un coup.
— C’est pour cela que vous faites de la politique ? demanda Malko.
Elle bondit :
— Je ne fais pas de politique. Mais je hais tous ceux qui veulent de nouveau réduire en esclavage. Oh, bien sûr, c’est beaucoup plus insidieux ! Les Américains sont moins brutaux que les Espagnols ou les Portugais. Mais, à leurs yeux, tous ceux qui ont faim et qui ont la peau foncée sont des sauvages…
Malko ferma les yeux. En écoutant le son rauque de la voix de Christina et ce qu’elle disait, il avait peine à croire qu’il se trouvait à côté d’une élégante jeune femme, raffinée jusqu’au bout des ongles, dans un hôtel ultramoderne, en 1965. Christina dut deviner ses pensées. Elle reprit, beaucoup plus calmement :
— À Mexico, je vous ai pris pour un simple coureur de filles. J’ai voulu vous donner une leçon. Maintenant je sais que ce n’était pas seulement mon charme qui vous intéressait.
— Pardon ?
— Allons, ne jouez pas la comédie ! Je ne sais pas qui vous êtes exactement. Mais vous êtes dangereux et vous travaillez pour nos ennemis.
— Pourquoi êtes-vous ici, alors, avec moi ? Pour me surveiller ?
— Parce que je suis une femme, señor Malko. Et que vous m’intéressez, en tant qu’homme.
— Mais vous me soupçonnez de travailler pour une cause que vous haïssez.
Une tristesse infinie passa dans les yeux de l’Indienne.
— C’est vrai. Si vous faisiez certaines choses, j’oublierais que je voudrais être dans vos bras. Je vous tuerais moi-même. Aussi j’espère de tout mon cœur qu’en cette affaire vous accepterez d’essuyer un échec, une fois dans votre vie.
C’était une perche tendue à Malko. Christina était-elle au courant des projets du Japonais, ou pensait-elle que Malko voulait seulement démanteler l’organisation castriste ?
— Vous ne pensez qu’à tuer, dit-il prudemment. Si je suis ici, c’est justement pour empêcher beaucoup de gens de mourir.
— Le sang appelle le sang, fit-elle sombrement. Et notre dette est très lourde. Un proverbe indien dit ceci : « Il faut plus qu’un baiser pour effacer une gifle. »
L’alcool faisait briller les yeux de la belle Indienne. Malko se demandait s’il n’arriverait pas à la faire parler, en l’énervant. Elle savait certainement où se cachait le Japonais. Il leva la main pour commander d’autres consommations. Au même moment, un jeune garçon, pieds nus, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise déchirée, apparut à l’entrée du bar. Il avait à la main une boîte de cireur.
Un garçon fonça sur lui et le prit par le bras. Le bar du Hilton était off limits pour les lustradores. Il fallait quand même qu’il y ait un îlot de luxe, où l’on n’ait pas sous les yeux les images de misère, dans ce palace à 40 dollars la chambre.
Le garçon se débattait et tentait d’apercevoir les clients dans l’obscurité du bar. Malko, faisant violence à sa bonne éducation, claqua des doigts. Un garçon accourut.
— Appelez ce cireur, ordonna Malko, je désire qu’il cire mes chaussures,
Le garçon se tortilla, gêné :
— Señor, les bottitos n’ont pas le droit de venir ici. Dans le hall, si vous voulez… Il y a un règlement.
— Je me fous du règlement, fit Malko, superbe. Allez chercher ce cireur, ou je fais un scandale.
Christina le regarda du coin de l’œil, surprise.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda-t-elle. C’est le coco-loco qui vous fait cet effet-là ?
— Non. Mais j’ai horreur de voir des larbins maltraiter ce pauvre garçon, qui gagne durement sa vie. Ça leur donne une leçon, et mes chaussures seront cirées.
Il aurait donné cher pour être seul. Pourvu que le gosse ne soit pas trop explicite, si c’était bien lui ! Impossible de lui courir après, cela mettrait encore plus la puce à l’oreille de Christina.
Boudeur, un garçon escorta le cireur jusqu’à la table de Malko. Le bar était rempli, et les Américains en short regardaient avec réprobation ce loqueteux qui marchait pieds nus sur le beau parquet ciré.
— Voilà. Señor, dit le garçon.
Le gosse se mit aussitôt au travail. Malko ne voyait plus que sa tignasse sombre et touffue et, de temps en temps, l’éclair de ses dents blanches. C’était un métis aux traits épais, mais au visage avenant. Il pouvait avoir seize ans.
Après avoir craché sur le crocodile noir, il se mit à frotter furieusement.
— Il va vous abîmer vos belles chaussures, remarqua Christina. Le crocodile, cela ne se cire pas, cela se graisse.
Se doutait-elle de quelque chose ou se moquait-elle de Malko ?
— Bah, fit celui-ci, au moins elles brilleront.
K se pencha vers le gosse :
— Comment t’appelles-tu ?
— Eugenio, Señor, à la disposition de usied.
Il le regarda bien en face, et Malko eut l’impression qu’il essayait de lui faire comprendre quelque chose. Il ne pouvait quand même pas lui dire : « C’est moi qui t’ai donné rendez-vous. » Encore heureux qu’il parle espagnol…
— Tu viens souvent ici ? demanda-t-il.
— Rarement, Señor. Ils ne veulent pas. Mais, aujourd’hui, je n’ai pas bien travaillé Alors j’ai tenté ma chance. J’ai une femme et un petit, Señor.
Malko le regarda surpris :
— Quel âge as-tu ?
— Dix-huit ans. Je suis marié depuis deux ans.
Il se remit à frotter. Malko se pencha vers Christina.
— Combien faut-il lui donner ?
— Dix pesos et il sera heureux comme un roi.
Malko sortit un billet et le plia en quatre. Il le glissa dans la poche de la chemise du Mexicain,
— Si tu es là demain, à l’heure du déjeuner, dit-il, je te ferai cirer toutes mes chaussures.
Eugenio remercia avec effusion et rentra ses outils. Malko espérait qu’il avait compris.
— Je viendrai demain, Señor, dit-il. Vous êtes très généreux. Dieu vous garde !
Si Felipe pouvait l’entendre !
Juste au moment où le gosse sortait du bar, Felipe y entrait. Il comprit immédiatement la situation, en croisant le regard implorant de Malko. Jetant un coup d’œil dans la salle, comme s’il cherchait quelqu’un, il laissa sortir le gosse, puis lui emboîta le pas.
Malko soupira. Felipe découvrirait l’endroit où Eugenio habitait. Détendu, il proposa à Christina :
— Si nous allions dîner ?
Elle sourit :
— Mais notre dîner nous attend !
— Où ?
— Chez moi.
Malko eu un imperceptible mouvement de surprise,
— Vous avez peur, señor Malko ?
Il s’en tira en riant :
— Je ne voudrais pas me faire découper en lanières par vos amis, sous prétexte que je n’ai pas la peau assez sombre.
— Vous n’avez rien à craindre. Ce soir nous serons seuls. Et de toute façon personne ne toucherait un cheveu de votre tête si vous êtes avec moi.
— Mais que me vaut cette délicieuse invitation ?
Elle le regarda d’un air étrange :
— C’est peut-être le verre de rhum du condamné à mort, señor Malko.
Elle se leva pour partir. Felipe n’était pas là. Si Malko disparaissait, on ne saurait même pas où il était, puisqu’il ignorait lui-même où Christina l’emmenait. Il n’y avait plus qu’à faire des vœux pour que ce ne soit pas un piège. Après avoir payé, Malko rejoignit la belle Indienne au parking. Elle était déjà au volant d’une Lincoln blanche décapotable.