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Cette rivière claire et limpide charriait la mort, pour une raison inconnue. Comme elle se jetait dans le Pacifique vingt kilomètres plus loin, elle n’avait pu contaminer aucun autre village. En amont, elle longeait une douzaine de villages, où il ne s’était rien passé.

Mais pourquoi la mort avait-elle frappé ce hameau isolé de l’ouest mexicain, où une centaine de pauvres paysans vivaient comme il y a deux cents ans ?

Serge Lentz remonta jusqu’à la place. Il allait prendre le plus d’échantillons possible et prévenir les autorités sanitaires de l’Etat. Il fallait enterrer coûte que coûte ces malheureux. S’il n’avait pas fait si chaud, il aurait bien commencé tout seul ! Et puis il préviendrait ses patrons. Cette fois il avait l’impression d’avoir mis la main sur la grosse affaire.

Revenant à sa voiture, il s’étendit sur l’herbe, à l’ombre de la carrosserie, alluma une cigarette et aspira la première bouffée avec volupté. Cette odeur-là était connue et rassurante.

Il resta cinq bonnes minutes à réfléchir, les yeux fixés sur le ciel éternellement bleu. Il savait bien que si, lui, Serge Lentz, était là, c’est qu’il devait se passer quelque chose de louche. Il avait reçu un câble de Washington :

« Enquêtez sur toute épidémie animale ou humaine survenant actuellement en n’importe quel point du Mexique. »

On ne lui disait pas pourquoi. D’ailleurs, on ne lui disait jamais pourquoi on lui faisait faire des choses étranges. Il avait hâte, maintenant, de quitter le village maudit. Il se redressa, mais, au moment où il allait se lever complètement, il entendit une voix humaine.

Le silence était tel que le son de la voix semblait venir de tout près. En réalité, elle venait du centre du village. Il ouvrait la bouche pour appeler quand un autre bruit inattendu bloqua le cri dans sa gorge : quelqu’un riait à gorge déployée. Un gros rire d’homme puissant et bien portant.

Ce rire glaça Lentz. Qui pouvait rire devant ces cadavres et cette désolation ?

Une voix appela en espagnol. Avec précaution, Lentz contourna sa voiture et se réfugia sous le couvert de la forêt qui bordait la route. Ces inconnus qui riaient lui inspiraient une méfiance instinctive.

En avançant un peu, il les vit, à travers les feuillages. Il y avait là cinq hommes, tous vêtus de blanc, avec des chapeaux de paille. Quatre étaient armés de fusils, avec des cartouchières qu’ils portaient à la mexicaine en travers de la poitrine. Un long machète était accroché à leur ceinture.

Le cinquième était l’homme qui riait. De loin, il paraissait encore énorme. Il devait mesurer près de deux mètres, et il était vêtu comme les autres, mais il n’avait pas de fusil ; seulement un étui à pistolet

Il riait encore en désignant quelque chose. Il sortit un mouchoir de sa poche et souleva son chapeau. Son crâne était complètement rasé.

Lentz se maudissait de n’avoir pas emporté d’arme. Sa force physique était limitée. C’était un citadin, lui. Et pour 1,75 m, il pesait 65 kilos. Rien d’un athlète ! Il valait mieux que ces hommes ne le voient pas. S’il avait pu mettre la voiture en route et filer avant qu’ils ne s’aperçoivent de sa présence, il aurait tenté sa chance. Mais ils avaient des fusils et la route était droite.

Et puis, que faisaient-ils là ? Ils étaient venus à pied à travers la jungle, puisqu’ils n’avaient pas de véhicule. Donc ils n’arrivaient pas de loin. Et ils ne paraissaient pas du tout surpris par l’anéantissement du village…

Lentz frissonna. Donc « ils » savaient, eux, pourquoi Las Piedras n’existait plus.

Ils n’avaient pas encore repéré la voiture, cachée à l’ombre d’un gros papayer. Mais, s’ils venaient de ce côté, ils la verraient immanquablement.

Suivant la lisière de la forêt, Lentz se rapprocha du centre du village. Il s’éloignait ainsi de sa voiture et se rapprochait des inconnus. Il apprendrait peut-être quelque chose.

Quand il arriva à la place, les cinq hommes étaient toujours là. Quatre visitaient les maisons, rapportant certains petits objets, et le gros s’était assis à l’ombre sur une pierre. Il tournait le dos à Lentz. Près de lui il y avait un sac de jute plein. Lentz vit un autre homme y jeter un objet doré : ils pillaient.

Leurs exclamations amusées ou cyniques retentissaient sur la place déserte. En mauvais espagnol ils se moquaient des cadavres. L’un d’eux appela les autres à grands cris parce qu’ils venaient de découvrir une radio à transistor. Soudain le gros se fâcha :

— Allez, allez, assez joué ! hurla-t-il. Nous n’avons plus rien à faire ici. Inutile de prendre des risques. Les Federales finiront bien par débarquer.

Il se leva et se mit en marche lourdement vers l’entrée du village, du côté où se trouvait la voiture de Lentz. Les quatre hommes le rejoignirent en courant. Lentz les regardait s’avancer vers sa voiture. S’ils passaient devant sans la voir, il tenterait de les suivre. Sinon…

Le gros tomba en arrêt devant le pare-brise brillant au soleil. Sans dire un mot, les quatre hommes firent glisser leur fusil de leur épaule. Lentz s’aperçut que c’était de modernes carabines automatiques US.

Déployés en éventail les cinq hommes avançaient vers la voiture. Ils ne chantaient plus et ne parlaient plus. Le gros, pistolet au poing, ouvrit brusquement la portière. Quand ils se furent rendu compte que le véhicule était vide, ils baissèrent leurs armes. Lentz n’entendit pas leur conciliabule. Toujours caché derrière les arbres, il surveillait toute la route. Il aurait donné cher pour avoir un simple pistolet.

Un cri le fit sursauter :

— Holà ! A donde usted ?

Le gros l’appelait en espagnol, les mains en porte-voix autour de la bouche. Ils le prenaient peut-être pour un fonctionnaire en tournée. Prudent, il ne répondit pas.

Le gros appela encore, avec insistance.

Accroupi, Lentz ne bougeait pas. Il fallait attendre qu’ils s’en aillent pour reprendre sa voiture. Et, après, filer.

Lentz les vit marcher droit vers lui, en fouillant des yeux chaque touffe de verdure. Il y avait peu d’illusion à se faire sur le sort qu’ils lui réservaient s’ils le prenaient.

Tout doucement, Lentz recula et s’enfonça dans la jungle. Il arriva tout de suite à la rivière. Surmontant son dégoût, il entra dans l’eau. C’était une bonne façon de semer ses adversaires. Elle était fraîche et cela lui fit du bien. Il se mit à marcher contre le courant. Il ne savait pas où allait cette fichue rivière. Il était trois heures de l’après-midi et il y avait encore au moins cinq heures de jour.

Sa seule chance était de s’enfoncer dans la jungle et de marcher au jugé, toujours vers l’est, pour retrouver la grand-route. Là, il trouverait du secours. Si, d’ici là, il n’avait pas marché sur un scorpion ou un serpent à sonnettes, ou si les autres ne l’avaient pas rattrapé…

Il entendit encore crier dans le lointain. Puis plusieurs coups de feu, probablement tirés en l’air.

Quand il se jugea suffisamment loin, il sortit du lit de la rivière et plongea dans la végétation. Il avançait péniblement, gêné par les lianes et par les innombrables plantes. Au bout d’une demi-heure, il s’arrêta, épuisé et s’assit par terre. Il en aurait pour une semaine, dans cette brousse. Ce n’était pas possible. Il fallait retrouver une route. En s’acharnant, il s’épuiserait inutilement.

Il se leva et prit une nouvelle direction. Par chance, il trouva presque tout de suite un sentier, probablement tracé par des animaux.

Sa veste collait à son dos et il n’avait plus que deux cigarettes. Déjà il avait mal aux pieds. Son cœur battait à grands coups et ses poumons brûlaient. Il pensa en un éclair qu’il avait peut-être contracté le terrible mal qui avait détruit Las Piedras. Mais ce n’était que de la fatigue.