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— Ne le prends pas mal. Je ne t’ai jamais rien caché, tu le sais. Mais pour une fois, je ne peux rien te dire. C’est un secret professionnel. Comprends-le donc!

L’air moqueur, elle trancha:

— Ne t’énerve pas, mon vieux. Ne dis rien, si tu veux, mais Mary Haugen…

Kennedy coupa, sec:

— Mary Haugen ne te dira rien pour la bonne raison qu’elle n’en saura rien!

La mâchoire de Marge se fit anguleuse. Kennedy flanqua sa fourchette sur la table. La purée lui parut subitement indigeste. Il supplia une fois de plus:

— Marge, pour une fois, ne pose pas de questions, s’il te plaît!

— Et pourquoi donc? Tu as quelque chose à cacher?

La question était tombée comme un couperet. Embarrassé, Kennedy se tut, souhaitant que sa femme eût un peu moins de personnalité. Il la regardait débarrasser sèchement, en pensant à leurs huit années de mariage. Jamais il ne lui avait menti. La mort dans l’âme, il décida de se jeter à l’eau:

— Marge, assieds-toi, et écoute. Je vais tout te dire.

Elle s’exécuta comme une enfant, fixant Kennedy de ses yeux bleu limpide. Celui-ci eut un geste d’impuissance et avoua:

— Voilà. Il y a une expédition sur Ganymède, une des lunes de Jupiter. On y a trouvé des créatures intelli…

Il ne put terminer sa phrase. Marge avait bondi de sa chaise et s’écriait tout excitée:

— Formidable, fantastique! Tu as des photos? Ils ressemblent à quoi?

Kennedy la fixait patiemment:

— Je peux continuer?

Elle se rassit docilement. Il reprit:

— Je disais donc qu’on a trouvé des créatures intelligentes sur Ganymède. C’est une planète très riche en minerais dont nous avons absolument besoin. Mais les extra-terrestres s’opposent carrément à l’exploitation de ces richesses, pour des raisons idiotes sans doute: ils ne s’en servent pas. Quoi qu’il en soit, j’ai l’impression que cette histoire se terminera mal!

Anticipant la réaction de Marge qui le regardait sans rien dire, il s’empressa d’ajouter:

— À première vue, cela peut paraître dégueulasse comme projet. D’aucuns parleront d’agression, d’avidité, d’impérialisme; mais c’est faux! Archi-faux! Nous avons bel et bien besoin de ces minerais…

Marge ne l’écoutait plus. Elle fermait les yeux, consternée. Kennedy, survolté, ne s’en rendait pas compte. Quand il eut terminé, il quêta son verdict d’un coup d’œil interrogateur. Elle secouait la tête, visiblement dépitée. Souffla:

— C’est curieux. Je n’ai jamais cru aux histoires de parapsychologie, à la prémonition. Et pourtant, il me semble que tu viens de me raconter ton cauchemar d’hier… la guerre. Celle que nous, Terriens, nous avions commencée. Tu te rappelles?

Kennedy haussa les épaules. Dédramatisa:

— Tout de suite les grandes intégrations! Il n’y aura pas de guerre! J’ai seulement dit que nous pourrions être amenés à occuper les lieux, pacifiquement. Après tout, pourquoi laisser pourrir toutes ces matières premières là-bas? C’est du gâchis, à mon avis!

Marge le dévisageait comme on scrute un monstre. Elle demanda avec une moue d’écœurement:

— Supposons qu’ils s’opposent à cette occupation, hein? Ce sont des peuples primitifs, sans armes sophistiquées d’après ce que j’ai compris. Que va-t-il se passer s’ils résistent? Vous allez les massacrer pour les déposséder de leur bien!

Elle marqua une courte pause. Puis, sèchement:

— Je comprends que Dave ne soit pas enthousiaste! Il a une âme, lui! Une conscience! Tu ris de Haugen qui ne pense qu’aux bagnoles comme s’il était fondamentalement différent de toi qui ne vois que tes primes! Ta sacrée carrière!!!

Elle avait hurlé ces derniers mots avant de se précipiter vers la chambre. Kennedy l’y rejoignit peu après. Recroquevillée sur elle-même dans le divan convertible qui leur servait de lit, elle sanglotait. Il posa une main sur son épaule et murmura:

— Ne le prends pas comme ça, chérie. C’est un travail comme un autre! Je ne vais pas tuer les Ganys, tu sais. Je ne serai même pas armé. Et de toute façon, que je le veuille ou non, les choses suivront leur cours. Mon avis ne compte pas. Alors, pourquoi t’en prendre à moi? Pourquoi nous faire du mal à nous?

Marge leva vers lui ses yeux rougis par les larmes et concéda:

— Mettons que j’aie eu tort de réagir comme je l’ai fait. Et n’en parlons plus.

Soulagé, Kennedy sourit. Il se pencha pour l’embrasser, rencontra des lèvres crispées et se dit que la soirée était compromise. Pourtant, il demanda sur un ton faussement enjoué:

— La partie de bridge, chez les Parksons, ça te dit toujours?

— Non. Tu peux décommander.

Kennedy soupira. Il empoigna le téléphone, allégua un travail urgent à terminer le soir même, puis, raccrocha; s’allongea en pensant: «La campagne durera treize mois. Si ça continue comme ça, je ne donne pas cher de notre ménage… Si seulement nous avions des enfants… elle serait moins branchée sur les grandes causes…»

Mais ils n’avaient pas d’enfants, et n’en auraient probablement jamais: une ligature des trompes après trois fausses couches. Pour se détendre, Kennedy décida de se concentrer sur le quintet de Boccherini qu’il aimait tant. Mais curieusement, il trouva cette musique agaçante et éteignit la chaîne rageusement. Marge ne bougeait toujours pas. Sceptique, Kennedy proposa:

— On regarde la télé?

— Si tu veux.

Il soupira, alluma l’énorme récepteur planté sur un meuble face au lit, sur une chaîne où une publicité folâtre passait. Bientôt, un présentateur aux dents étincelantes apparut et annonça sur un ton grave:

— Chers téléspectateurs, bonsoir. Dans un instant, vous allez pouvoir suivre un bulletin d’information spécial au cours duquel nos spécialistes commenteront, pour vous, la nouvelle sensationnelle révélée par le Président au cours d’une conférence de presse tenue cet après-midi, à la Maison-Blanche.

Marge s’était redressée pour écouter le présentateur qui poursuivait:

— Il s’agit, tenez-vous bien, de la découverte d’être intelli…

Se redressant vivement, Kennedy hoqueta:

— Déjà!

Le journaliste concluait:

— … mais tout de suite, le documentaire extraordinaire, réalisé par l’équipe du célèbre capitaine Brewster!

Médusée, Marge suivait attentivement le film qu’avait vu Kennedy dans la matinée. C’était bien le même. À une différence près: le commentaire avait changé. Il crut reconnaître la patte d’Ernie Watsinski dans le texte qui maintenant coulait, sans heurt, sans bavure. Du vrai travail de professionnel!

Tout à coup, Marge se raidit en hoquetant de surprise. Les quatre faces aplaties et sans nez venaient de se fixer sur l’écran.

Elle souffla, hallucinée:

— Mais, ce sont des gosses! C’est ça, les barbares que vous allez exterminer lâchement?

Kennedy décida de minimiser:

— Mais non! Mais non! Tu déformes toujours ce que je dis. Qui parle d’extermination? J’ai dit, et je répète, que la planète sera occupée pacifiquement et administrée de même, pour le bien des autochtones. Une sorte de protectorat, en somme.

Elle se retourna comme un fouet et cracha entre des dents serrées:

— Et s’ils ne voulaient pas être administrés, protectorés? Hein?

Tout en parlant, elle fixait Kennedy avec des yeux flamboyants de rage, détachant chaque syllabe. On eût dit une tigresse. Quand elle eut terminé, elle tira rageusement le drap vers elle, se tourna de même et jeta:

— Bonne nuit!

CHAPITRE IV

Dès le lendemain, 4 mai 2044, la nouvelle, qui avait éclaté comme une bombe, plongeait dans un émoi indescriptible une planète Terre convaincue de son unicité depuis la nuit des temps. La presse internationale parlait de «manifestations sans précédent dans toutes les grandes capitales du monde». New York, si inhumaine d’ordinaire, devenait brusquement le théâtre d’une effervescence post-révolutionnaire, inédite dans l’histoire de la vie américaine. Partout, les gens s’interpellaient dans une atmosphère de 14 juillet, commentaient, avec force détails, — et parfois avec une imagination délirante — la nouvelle étalée à la «une» de tous les journaux.