Pris de panique, haletant, il chercha une issue. La masse sombre s’adaptait à ses réactions et aux éléments avec une vitesse et une efficacité sidérantes. Les fils blancs rampaient vers lui comme des créatures autonomes et douées d’intelligence.
Se soustraire ne serait-ce qu’un bref instant à l’attention de l’être des profondeurs…
La solution, la seule solution, c’était… un saut dans le temps.
Un moyen…
Il devait exister un moyen de provoquer le phénomène. Ses souvenirs s’étaient escamotés, mais sa mémoire organique en avait conservé le mode d’emploi. À sa gauche, l’extrémité du filament était sortie de l’eau et avait entamé son escalade des rochers ; l’autre, à sa droite, se promenait déjà à quelques pouces de son pied. Des cordes nerveuses, noueuses, s’étaient tendues entre son plexus solaire et les extrémités de ses membres.
Que s’était-il passé à chaque saut ? Une impression d’être dépecé vivant par des lames glacées.
Un peu comme au début de ses crises…
Chaque fois qu’il en avait eu réellement besoin, le déplacement dans le temps s’était effectué à son insu. Et la souffrance, bien réelle, tout aussi intolérable, s’était réfugiée dans son inconscient d’où elle s’évacuait périodiquement sous la forme de crises.
Le filament s’enroulait autour de son pied droit. Son contact visqueux et glacé le fit frémir de dégoût. Il fut en même temps happé par cette spirale de violence qui, d’habitude, le poussait à jeter tout ce qui lui tombait sous la main ou à frapper tout ce qui passait à portée de ses poings. Il ne chercha pas à résister cette fois-ci, il se laissa emporter, si loin, si profond en lui-même qu’il eut la sensation de se disperser dans son vide intérieur.
Il se tenait au pied de l’escalier. La masse sombre avait disparu, de même d’ailleurs que le cocon d’Alma. Il apercevait les autres enveloppes transparentes et suspendues sous la voûte, leur contenu sinistre en partie révélé par les rayons diffus des solarines. Il ressentait encore le vertige du saut, des frémissements impalpables dans le réseau de ses nerfs. Il se demanda s’il n’avait pas été entraîné trop loin dans le temps, si le monstre des profondeurs n’avait pas dévoré la petite djemale, puis il entendit les claquements de pas sur les marches de l’escalier, encore lointains mais qui se rapprochaient de la cavité. Par prudence, il se recula tout en jetant d’incessants regards autour de lui. Sans doute avait-il la capacité d’effectuer un autre saut en cas de nécessité, mais son organisme le supporterait mal, en garderait des séquelles. Il avait besoin de récupérer comme d’un autre voyage, plus que d’un autre voyage.
Les bruits de pas se rapprochèrent. Il colla la lame du couteau derrière sa cuisse. Il ne put retenir une exclamation de surprise lorsqu’il vit déboucher la petite djemale sur les marches tournantes qui s’échappaient du puits de descente pour se jeter dans le gouffre. Vêtue de la pièce d’étoffe blanche dont elle s’était drapée au deuxième étage de la construction.
Elle finit de dévaler l’escalier sans avoir remarqué sa présence. Elle ne parvint pas non plus à dissimuler sa surprise quand il émergea de la pénombre, s’avança vers elle et lui coupa l’accès à la nappe.
« Vous avez réussi à trouver la sortie plus vite que je le pensais », dit-elle avec une petite moue de dépit. Sa voix tremblait de frayeur contenue. « Et vous êtes parvenu aux mêmes conclusions que moi pour ce qui concerne la nappe phréatique. Moi qui pensais aller vous surprendre au troisième étage en vous apportant de l’eau… »
Elle lui montra d’un air déconfit le récipient en matière grise qu’elle portait. Il lui lança un regard stupéfait.
« Quand… quand nous sommes-nous séparés pour la dernière fois ? »
Elle leva sur lui des yeux perplexes et les laissa traîner quelques instants sur son torse.
« Je vous préfère sans votre fourrure vivante.
— Répondez à ma question. Quand ?
— Hier soir, il me semble. J’ai passé une nuit bizarre. J’ai l’impression d’être déjà venue ici. J’ai rêvé qu’un monstre m’agressait et m’emprisonnait dans une sorte de cocon…
— De ce genre-là ? » demanda-t-il en désignant les formes transparentes suspendues à la voûte.
Elle les observa, blêmit, acquiesça d’un hochement de tête.
« J’ai rêvé aussi que je vous voyais vous battre contre le monstre, que je vous encourageais du regard, que vous disparaissiez tout à coup… »
Des frissons agitèrent ses cheveux blonds qui tombaient en désordre sur ses épaules nues. Elle semblait avoir oublié de revêtir l’armure d’arrogance dont elle s’était protégée quelques jours plus tôt.
« Ce n’était pas un rêve ordinaire, reprit-elle d’une voix sourde, comme si elle s’adressait à elle-même. Plutôt l’impression d’avoir gardé les souvenirs précis d’un événement qui n’a pas eu lieu. »
Un voile se déchira dans l’esprit d’Orchéron. Son saut ne s’était pas effectué en direction du futur, comme les premières fois, mais dans le passé, deux jours plus tôt, juste avant l’arrivée d’Alma dans le gouffre.
Des perspectives vertigineuses s’ouvrirent devant lui. Il songea instantanément à Mael, à la possibilité de revenir au domaine d’Orchale la nuit de l’intrusion des couilles-à-masques, de réécrire l’histoire, de partir en exil en compagnie de sa sœur adoptive. Mais il sut au même moment que le temps décidait pour lui, qu’il ne pouvait pas lui imposer sa volonté, qu’il se mettrait en danger, et avec lui tous les habitants du nouveau monde, s’il tentait de reconstruire un passé douloureux. Il n’avait pas le droit d’impliquer les autres dans le réajustement de ses désirs insatisfaits. Il ne devait pas se tourner vers ses morts, vers ses manques, mais vers les vivants qui cheminaient sur son sentier, qui croisaient son présent.
Alma voulut s’approcher de l’eau ; il la saisit par le poignet et la retint près de lui.
« Les cocons ne sont pas un rêve, dit-il. Ni le monstre. Nous devons remonter.
— Mais il n’y a pas d’eau là-haut. Et lâchez-moi, vous me faites mal.
— Je m’occupe de l’eau. Remontez sur les marches et attendez-moi là. »
Il lui prit le récipient des mains, courut jusqu’à la nappe, fouilla la pénombre du regard, n’y décela aucun mouvement, s’accroupit, plongea le récipient dans l’eau, se redressa, vit les ténèbres se mettre en mouvement au fond de la grotte, regagna l’escalier en quelques foulées, perdit un peu d’eau au passage, gravit les premières marches à la volée, bouscula Alma pétrifiée, comme déjà gagnée par le froid du monstre des profondeurs.
« Bougez-vous ! cria-t-il. Nous ne sommes plus dans un rêve ! »
« Comment avez-vous trouvé ? Pour sortir de l’étage ? »
Alma avait bu avec une telle précipitation que l’eau avait dégouliné de ses lèvres et semé des auréoles sur le tissu qui la drapait. Orchéron, couvert de sueur au sortir de l’escalier, constata qu’elle ne transpirait pas.
« Vous êtes une sèche ? demanda-t-il.
— Sèche, fumée, peu importe… Répondez plutôt à ma question. »
Ils s’étaient assis sur le muret de la fontaine pour récupérer de l’interminable montée. L’aube encore pâle soufflait une bise cinglante, et Orchéron regrettait la disparition de son vêtement vivant. Les façades obliques des constructions se réfléchissaient les unes dans les autres et formaient des figures d’une incroyable complexité mais toujours symétriques.