« J’ai triché. Je… euh, vous ai… observée. Et vous, qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ?
— Je n’ai pas beaucoup plus de mérite que vous. Je n’en avais aucune idée lorsque j’ai décidé de vous rejoindre. J’ai raté le premier étage, puis, en arrivant au second, j’ai commencé à paniquer, je me suis agitée, je me suis retrouvée, je ne sais pas comment, dans une chambre, j’ai vu un petit animal effrayé traverser le mur comme de l’eau et j’ai compris que j’avais trouvé la sortie. Ensuite j’ai fouillé le niveau à la recherche d’un vêtement, j’ai trouvé ce tissu blanc et vous êtes arrivé. »
Elle plongea à nouveau les mains dans le récipient et recueillit de l’eau dans le creux de ses paumes.
« J’ai regretté de vous avoir lancé ce stupide défi, poursuivit-elle après avoir bu et s’être essuyé les lèvres d’un revers de main. Le hasard m’avait offert la solution, je n’avais pas à en tirer profit. Je me suis réveillée avant l’aube et j’ai décidé de chercher de l’eau. Je voulais vous en offrir à votre réveil pour me faire pardonner. J’ai trouvé ce récipient à l’étage et je me suis mise en quête. »
Ses paroles consolèrent Orchéron des deux jours et des deux nuits interminables, cauchemardesques, passés à l’intérieur de la construction. Sans l’aide du hasard, elle aurait probablement mis autant de temps que lui à résoudre l’énigme posée par leur prison translucide. Elle se leva et fit quelques pas sur la terre rouge. C’est alors seulement qu’il remarqua qu’elle boitait, que son pied gauche, violacé, était presque deux fois plus volumineux que le droit. Elle en souffrait, comme le montrait la crispation de ses traits, mais aucune plainte ne franchissait ses lèvres.
« À mon tour de vous avouer quelque chose, dit-il. J’ai eu des visions lorsque je vous ai suivie à l’intérieur du bâtiment. Elles m’ont montré à quoi servait le socle, ce que vous appelez le puits d’apesanteur. Je… je n’aurais jamais deviné sans ça. »
Elle le dévisagea avec un large sourire. Il commençait à s’habituer à elle, mieux, à entrevoir une grâce réelle, attachante, sous le piquant des apparences.
« On dirait que nous nous sommes comportés comme deux idiots ! s’exclama-t-elle. On n’a pas idée, aussi, de se présenter à une inconnue recouvert d’une bête vivante !
— On n’a pas idée non plus de se présenter à un inconnu aussi nue qu’au jour de sa naissance ! »
Ils éclatèrent de rire. Elle revint s’asseoir à ses côtés et, sans qu’il l’en eût priée, lui raconta son histoire, toute son histoire, y compris sa première expérience ratée dans l’eau bouillante et les séquelles qu’elle en gardait, la rencontre avec Gaella la folle, l’irruption des couilles-à-masques, son errance dans les souterrains de Chaudeterre, le martyre de ses sœurs et, selon toute probabilité, de sa mère, sa fuite par le bassin d’eau bouillante, sa rencontre avec le Qval, la vision qui l’avait amenée sur ce continent, dans ces ruines.
Il prit le relais après qu’elle en eut terminé et qu’elle se fut désaltérée. Il parla de sa première enfance, de sa mère Lilea, de l’irruption des protecteurs des sentiers, de leur exposition sur la colline de l’Ellab, de son premier trou de mémoire qui correspondait sans doute à un saut dans le temps, de son adoption par Aïron et Orchale, la mathelle d’un domaine excentré, de ses crises, de ses… – il hésita un instant avant d’évoquer Mael – amours avec sa sœur adoptive, de la nouvelle intrusion des couilles-à-masques dans son existence, de son exil, de son retour, de la mort d’Œrdwen, de sa dernière entrevue avec Orchale.
« Je ne crois pas que vous deviez compter sur les descendants de l’Agauer pour vous aider à vaincre les protecteurs des sentiers, coupa-t-elle lorsqu’il eut abordé le sujet. Non pas parce qu’ils se montreraient insensibles à vos… à nos difficultés, ni parce qu’ils ne sont que des créatures de légende, mais parce qu’ils ont disparu, que nous nous trouvons dans les ruines de leur cité, c’est du moins ce que je crois. »
Il lui dit qu’il était arrivé aux mêmes conclusions et reprit le fil de son récit : il avait voulu sauver Mael des umbres, mais, incapable de supporter le viol dont elle avait été victime, elle lui avait échappé et s’était elle-même offerte aux prédateurs volants, il s’était retrouvé cerné par une nuée de protecteurs des sentiers au pied de la colline de l’Ellab, il avait effectué un nouveau saut dans le temps qui l’avait expédié quelques jours plus tard sur les plaines du Triangle, il y avait rencontré un clan ventresec, les furves l’avaient sauvé d’une agression des lakchas de chasse, les ventresecs l’avaient abandonné parce qu’il avait refusé les avances d’une femme du clan…
Il marqua un temps de pause, saisi par le besoin pressant de dégager une ligne cohérente dans une histoire qui, en accéléré, lui paraissait singulièrement décousue, voire abracadabrante, un peu comme s’il essayait de tisser une toile entière avec des bouts de fils épars.
« Pour quel motif les protecteurs des sentiers vous ont-ils condamnés, votre mère et vous, à être exposés sur la colline de l’Ellab ? demanda Alma.
— Ma mère m’a dit qu’ils nous considéraient comme les derniers descendants d’une lignée maudite. Et je n’ai pas la moindre idée de ce que ça peut signifier. »
Jael s’était levé, mais ses rayons, s’ils avaient enflammé les cônes, n’avaient pas réchauffé l’atmosphère.
« C’est également un… saut dans le temps qui vous a expédié sur ce continent ?
— Oui, mais différent des autres. »
Il lui retraça brièvement les épisodes qui l’avaient amené à la découverte du souterrain et du ventre à yonks sur le bord des grandes eaux.
Alma désigna le récipient :
« Les matériaux utilisés ici et là-bas sont identiques ?
— Identiques, c’est difficile à dire. Ils se ressemblent en tout cas.
— Ce seraient donc les descendants de l’Agauer qui auraient installé ce… ventre à yonks ? La légende dit que le peuple magicien offrira le bonheur éternel aux fils et filles de l’Estérion. Je ne vois pas le rapport entre le bonheur éternel et les yonks. Dans quel but auraient-ils offert ce présent aux habitants du Triangle ? Si on peut regarder ça comme un cadeau : les djemales spécialistes des équilibres naturels jugent les yonks plus nocifs qu’utiles. Non seulement ils détruisent la flore sauvage, mais ils ont engendré le système des lakchas et les conflits avec les ventresecs. »
Orchéron relata ensuite le revirement d’attitude des errants, persuadés que la malédiction de leur prophétie allait se déclencher par sa faute, son franchissement de la porte ténébreuse, son réveil de l’autre côté du couloir du temps, dans une cave profonde et ceinte d’un mur maçonné avec un savoir-faire inconnu sur le Triangle, puis l’intervention de la créature, son arrivée au milieu des constructions en forme de cônes et, enfin, leur rencontre. Il passa sous silence les deux derniers jours, en principe effacés par son saut dans le temps.
La notion d’effacement le ramena sur la colline de l’Ellab : les umbres, lorsqu’ils fondaient sur leurs proies, ne donnaient pas l’impression de les enlever ou de les dévorer, mais de les effacer.
« On ne peut pas vraiment dire que vous ayez eu une vie banale ! s’écria Alma avec un sourire. Voyager sur le temps… »
Il l’interrompit d’un geste du bras.
« Voyager avec le Qval dans les eaux profondes du nouveau monde n’est pas banal non plus.
— Les deux laissent des traces apparemment : vous vos crises, et moi un pied qui enfle dès que je fais plus de cinq pas. Nous devons… non, le devoir n’est pas une notion compatible avec le présent… Allons jusqu’au bout maintenant.