— Au bout de quoi ?
— De vous, de moi, de nous deux… Je ne sais pas. »
La place était désormais cernée de sommets flamboyants, de façades rutilantes, d’un véritable incendie pétrifié par l’œil éclatant de Jael. Aucun autre bruit que les murmures du vent et le friselis des buissons ne troublait la paix du jour. Les lieux baignaient dans une grâce et dans un équilibre qui apportaient une sérénité immédiate totale au cœur et à l’esprit. Orchéron se demanda comment d’autres hommes avaient pu un jour avoir l’audace ou l’inconscience de briser un tel enchantement.
Alma lui jeta un regard soupçonneux.
« Vos sauts dans le temps… ils ne s’effectuent pas dans les deux sens ? Dans le futur mais aussi dans le passé ?
— Ça peut arriver, répondit-il après une hésitation.
— Est-ce que c’est arrivé ? Je veux dire : est-ce que j’ai réellement été prisonnière de ce monstre, est-ce que vous êtes réellement venu à mon secours, est-ce que vous lui avez réellement échappé en disparaissant, en sautant dans le temps ? »
Elle interpréta son silence embarrassé comme un aveu et devint plus pâle que son vêtement.
« Combien… combien de temps suis-je restée à l’intérieur de ce cocon ?
— Quelle importance, puisque ce passé s’est effacé…
— Ne racontez pas n’importe quoi. C’est la nature du passé que de s’effacer. Combien de temps ?
— Deux jours et deux nuits…
— Où étiez-vous pendant tout ce temps ? »
Il baisa les yeux sur la terre rouge et s’entendit répondre d’une voix misérable :
« Je cherchais la sortie du troisième étage… »
La créature au pelage rouge revint peu de temps après que Jael eut atteint le zénith. Orchéron remarqua d’abord sa silhouette furtive entre les constructions. Après avoir hésité, feint de repartir, tourné sur elle-même, elle finit par se montrer et traverser la place en direction des vestiges de la fontaine en jetant des regards inquiets autour d’elle.
Beaucoup plus tôt, Alma avait retroussé le pan d’étoffe sur ses cuisses, s’était accroupie face à l’est et était demeurée dans cette position sans bouger, aussi figée que la statue mutilée de la fontaine. Tout le poids de son corps reposait pratiquement sur ses seuls orteils, un équilibre pourtant difficile à tenir avec son pied enflé douloureux. Comme elle gardait les yeux fermés, il avait pu l’observer à loisir et lui avait finalement trouvé de la beauté. Oh, elle n’atteindrait jamais à la rondeur sensuelle de Mael, à cet aspect de fruit plein, mûr, qui invite à la gourmandise, à l’ivresse, mais ses traits détendus se paraient d’une finesse remarquable sous ses mèches claires. Sa petite taille et la blancheur diaphane de sa peau auraient pu laisser d’elle une impression de fragilité, d’évanescence, mais elle n’était ni chétive ni maladive, au contraire même, elle paraissait beaucoup plus grande, dense et robuste que la plupart des autres femmes. Il aimait en particulier la forme accentuée de ses pommettes qui lui creusaient les joues et donnaient une grâce presque irréelle à son visage.
La créature se dirigea vers Orchéron et, affalée sur ses membres postérieurs, s’immobilisa à quelques pas avant d’entamer de nouvelles manœuvres d’approche. Elle changeait de forme à chacun de ses déplacements et, sans son pelage ras et rougeâtre, sans les reliefs bien visibles de son museau écrasé, de ses oreilles, de ses yeux ronds et noirs, on aurait pu la prendre pour une masse liquide en mouvement. Comme il ne bougeait pas, à la fois amusé et agacé par ses atermoiements, elle se décida enfin à le renifler puis, après avoir tergiversé encore à deux ou trois reprises, à lui lécher le torse. Autant leur première prise de contact au sortir de la cave s’était effectuée de façon spontanée, autant la deuxième tenait du rituel compliqué. Peut-être le saut dans le temps et ses conséquences avaient-ils perturbé la créature comme ils avaient perturbé Alma ? Lorsqu’elle s’enroula autour de son torse à la suite de contorsions aussi savantes qu’inutiles, il ressentit une chaleur et un bien-être immédiats, comme si elle avait étalé un baume apaisant à l’intérieur de lui.
Des images affluèrent en flot désordonné dans son esprit. C’était donc d’elle, de la créature, que lui venaient ces visions. Elle lui restituait des scènes, des sensations qu’elle avait captées et emmagasinées des années voire des siècles plus tôt. Elle avait partagé la vie des hommes et des femmes qui avaient vécu dans ces cônes. Les images montraient des séquences de la vie qui s’était autrefois déployée sur cette place, autour de cette fontaine, des enfants bruns et rieurs qui s’aspergeaient d’eau, des couples qui s’embrassaient, des jeunes filles qui accomplissaient des rites, des garçons qui se livraient une partie acharnée d’un jeu de balle. Il ressentait la nostalgie poignante de la créature, chassée d’un paradis par l’irruption de cavaliers armés d’arcs, de haches, de masses d’armes, qui déferlaient entre les constructions dans un fracas d’orage. La peur soudaine figeait les regards et les traits, les premiers hurlements déchiraient le silence. L’hésitation du peuple de l’Agauer lui avait été fatale : il lui avait fallu du temps pour réagir, pour comprendre qu’on attaquait sa cité.
« Ah, vous vous êtes rhabillé ! »
La voix d’Alma tira Orchéron de ses visions. Toujours accroupie, elle le fixait d’un air vaguement réprobateur.
« Vous devriez changer de couturier, continua-t-elle avec une moue. Votre… « double-poil » n’est pas ce qui se fait de plus seyant en matière de vêtements.
— Mon double-poil, comme vous dites, me réchauffe et m’apaise, répliqua-t-il avec une pointe d’irritation. Vous devriez essayer. »
Elle se leva, resserra l’étoffe sur sa poitrine, en rabattit les pans sur ses jambes.
« Merci. J’ai l’habitude de choisir mes vêtements et non que mes vêtements me choisissent.
— Elle a vécu avec les gens d’ici, elle me transmet ses souvenirs, elle me raconte la vie d’avant.
— Nous en parlerons plus tard. Demandez-lui si elle ne sait pas où nous pourrions trouver de quoi manger. Nous avons besoin de prendre des forces. Un long chemin nous attend.
— Quel chemin ?
— Vous n’avez pas aperçu une faille de ce côté-ci ? »
Elle tendait le bras en direction de l’ouest.
« Si, et elle est tellement large qu’on a du mal à en apercevoir l’autre bord.
— Nous allons descendre au fond. »
Il se leva à son tour et s’avança vers elle. Il la dominait de presque deux têtes. Il eut envie de la prendre dans ses bras, mais il n’osa pas ; elle se disait révulsée par « Double-Poil » et il craignit d’essuyer un refus.
« Vous ne me demandez pas pourquoi ? »
Il n’en avait pas besoin, il plaçait en elle toute sa confiance, elle s’installait dans ses manques, elle comblait ses creux, ils formaient dorénavant une entité à deux corps, à deux têtes.
Le regard d’Alma se brouilla.
« J’ai repensé à votre histoire… »
Sa voix elle-même avait perdu de son acidité habituelle, elle était devenue rauque, oppressée. Elle parlait aussi pour dissiper son trouble.
« Vous êtes le seul, à ma connaissance, à être revenu en vie de la colline de l’Ellab. Vos deux premiers sauts dans le temps, les plus longs, se sont effectués juste après le passage des umbres. Quand vous vous déplacez vers le futur, dans le sens de la flèche, vous accélérez le temps des autres, mais ils ne s’en rendent pas compte parce que, comme je vous le disais hier, c’est la nature du passé que de s’effacer.