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— Et dans le passé ?

— Vous créez des embranchements. Des passés parallèles dont on garde les souvenirs. Comme des rêves. Ces phénomènes ont sans doute un rapport avec la fameuse notion de lignée maudite chère aux protecteurs des sentiers, ne me demandez pas lequel. Ce que je sais en revanche, c’est que les umbres jaillissent de cette grande faille et des failles plus petites qui s’y rapportent, je les ai vus… Vous devez – non, non, pas une obligation, juste une façon de parler – descendre au fond de cette gorge parce que vous êtes le seul à pouvoir les affronter.

— Qu’est-ce que ça changera ?

— Selon Qval Djema, le nouveau monde est un point particulier dans l’univers. Les déséquilibres s’y traduisent par des accélérations brutales du temps.

— Comme… des sauts dans le temps ? »

Elle approuva d’un vigoureux mouvement de tête qui ramena quelques-unes de ses mèches sur son front et ses tempes.

« Qval Djema dit que le temps s’accélérera de façon vertigineuse et effacera purement et simplement les hommes de la création. Pas seulement les habitants du nouveau monde, mais tous les peuples humains dispersés dans les deux galaxies.

— Comment empêcher ça ? »

Alma sourit : elle avait eu la même réaction que lui face à Qval Djema.

« Nous trouverons certainement la réponse au fond de la grande faille. Est-ce que… vous acceptez de descendre ?

— Vous venez avec moi ? »

Elle se dirigea vers le récipient d’eau, presque vide désormais, le leva pour en porter le bord à hauteur de son visage et laissa le filet d’eau s’écouler un petit moment dans sa bouche jusqu’à ce que des rigoles refluent par les commissures de ses lèvres.

« Évidemment, dit-elle après avoir repris son souffle. Je m’en voudrais de laisser seul quelqu’un qui a mis plus de deux jours à trouver la sortie d’une construction transparente !

— Je vous apprendrai, en échange, comment boire sans en répandre les trois quarts sur votre vêtement ! »

Elle eut un rire joyeux, un rire enfantin. Les feux de Jael embrasaient les flèches et les arêtes fuyantes des constructions. De rares nuages clairs s’étiraient paresseusement dans le mauve délavé du ciel.

« Votre pied ne risque pas de vous… »

Elle lui rentra sa question dans la gorge d’un regard meurtrier avant de reposer le récipient sur le bord du bassin.

« Laissez mon pied tranquille, s’il vous plaît. Allons-y. Nous trouverons peut-être de quoi manger sur le chemin de la faille. » Et, sans attendre sa réponse, elle s’élança en direction de l’ouest d’une allure volontaire dans laquelle il ne discerna pas la moindre trace de boitillement.

CHAPITRE XXVII

PISTES

À tous les responsables des cercles :

Veuillez lire ce message à l’ensemble de vos hommes.

Frères, fils bien-aimés de Maran,

L’heure de gloire de l’enfant-dieu de l’arche va bientôt sonner. Vous allez, nous allons recueillir les bénéfices d’une longue patience, d’une foi et d’un labeur de tous les instants. L’Emmegis, notre fondateur, l’homme qui recueillit les enseignements de Maran, vous contemple avec bonheur, avec fierté, là où il se trouve, au pied du trône de son père divin.

Les dernières mathelles rebelles ont enfin été capturées dans les bâtiments de Chaudeterre où elles s’étaient imprudemment réfugiées. Elles ignoraient que nous connaissions parfaitement les sous-sols du conventuel, et il a suffi à nos frères de les cueillir une à une dans les galeries souterraines. Nous tenons désormais Merilliam, l’ancienne djemale qui a prêché la révolte et levé des troupes contre nous. Ses enfants et elle nous seront amenés dans quelques jours à l’endroit que vous savez. Quand nous aurons fini de l’interroger, vous serez tous invités à l’inonder de l’amour de Maran, à la marquer de votre sceau. Nous disons bien : tous. Elle plus que les autres a besoin de ressentir l’ardeur des serviteurs et fils de l’enfant-dieu.

Puis nous l’exposerons avec sa descendance et ses anciennes complices sur la colline de l’Ellab. Ce sera l’occasion de nous rassembler, frères, et de célébrer l’avènement du nom de Maran. Notre prière alors, nous l’espérons, sera si forte qu’il l’entendra et descendra parmi nous. Nous espérons que notre grand frère l’Emmegis l’accompagnera, ainsi que l’ensemble de nos anciens frères disparus. Nous espérons que se constituera l’immense, la magnifique fraternité des protecteurs des sentiers depuis son inspirateur, l’enfant-dieu de l’Estérion, jusqu’au dernier de ses adeptes.

Le monde purifié recevra son nouveau nom. Les lignées maudites se seront éteintes, nous pourrons à nouveau croître et prospérer sans risquer la malédiction, l’extinction. Nous maintiendrons l’organisation des domaines, qui seront dorénavant contrôlés par des cercles locaux eux-mêmes reliés au cercle ultime. C’en est fini du chaos qui a régné pendant ces huit siècles et qui a failli nous emporter dans son tumulte. Nous aspirons à l’ordre. Nous gérerons le nouveau monde avec la rigueur qui a tant fait défaut aux mathelles, nous rendrons leur pureté d’origine aux sentiers, nous renouerons avec les lois fondamentales de l’Estérion.

Les domaines sont appelés à s’étendre, à conquérir peu à peu les plaines du Triangle puis, dans un lointain avenir, les autres continents. Cette expansion n’ira pas sans soulever des difficultés. Comme les yonks ne se reproduisent pas en captivité, nous devrons nous soucier des intérêts des lakchas de chasse et réserver des territoires aux grands troupeaux. Nous devrons répartir le plus justement possible les réserves d’eau. Nous devrons également enrayer la prolifération des ventresecs, car ils pourraient un jour devenir aussi nombreux, voire plus nombreux, que les permanents des mathelles. Ils ont choisi un sentier que nous ne reconnaissons pas, qu’ils en supportent les conséquences ! Nous ne ferons preuve à leur égard d’aucune mansuétude. Et puis nous devrons trouver une solution au problème des umbres, ces créatures énigmatiques et cruelles qui font planer une menace constante au-dessus de nos têtes.

Nous nous engageons à mettre tout en œuvre avec l’aide de Maran pour transformer notre monde, notre nouveau Maran, en un havre de paix et de prospérité. Nous n’attendrons pas dans ce but une quelconque aide extérieure, nous n’avons pas besoin des légendes de l’Agauer, nous n’avons pas besoin de la prétendue magie d’un peuple inexistant, nous puiserons dans l’enfant-dieu la force de réaliser les rêves de nos ancêtres. Nous sommes assez mûrs désormais pour prendre notre destin en main, pour récolter la manne que nous avons semée, pour faire réellement nôtre la planète qui nous est échue.

Nous garderons le masque et la craine en souvenir des temps de clandestinité. Ils resteront à jamais les symboles de notre foi, de notre humilité, de notre détermination, de notre union. Quant à celles et ceux qui persisteront à s’opposer à l’avènement des jours nouveaux, ils seront arrachés de notre terre comme de mauvaises herbes. Sans pitié.

L’heure est venue, frères, de nous avancer dans la lumière du jour après de longs temps d’obscurité.

Le nom de Maran résonnera à travers les siècles.

Qu’il soit béni.

Le cercle ultime.

Ankrel avait l’impression tenace d’avoir déjà vu les constructions en forme de cônes qui se dressaient, étincelantes, dans le lointain. De même, il lui avait semblé accomplir une succession de gestes déjà effectués lorsqu’ils s’étaient levés et que, après un repas de viande crue, ils étaient descendus dans le pied de l’arche pour préparer les yonks. Il gardait le sentiment d’être revenu en arrière et de remonter vers ses souvenirs, comme s’il évoluait à l’intérieur d’une boucle de temps. Il ne s’en était pas ouvert aux autres, mais il avait vu, à leurs mines chiffonnées, à leurs regards préoccupés, qu’ils expérimentaient le même phénomène.