« Le premier disciple nous les a rappelées, finit-il par répondre d’une voix absente.
— Il ne pouvait pas se tromper ?
— Il les tenait directement de Maran.
— Et Maran, il… il ne peut pas non plus se tromper ? »
Ankrel s’était attendu à ce que cette question déclenche la colère de Jozeo, il fut surpris de voir s’épanouir un sourire radieux, presque enfantin, sur le visage hâlé du lakcha.
« Lui ? C’est l’enfant-dieu qui fit jaillir la manne du néant ! Qui triompha du Qval ! Comment pourrait-il se tromper ? »
Ils décidèrent d’allumer un feu et de cuire des morceaux de viande avant de repartir en direction de la grande gorge au fond de laquelle, selon Jozeo, s’ouvrait la porte des umbres.
« Nous devrons laisser les yonks en haut. La descente est trop difficile pour eux. »
Ils rassemblèrent les herbes et les branches de buisson à l’intérieur du bassin de l’ancienne fontaine. Ils n’oublièrent pas d’y rajouter la végétation qui avait proliféré sous le socle de la statue et couvrirent le tout de mousse pour modérer l’ardeur des flammes. Ils puisèrent quelques morceaux de viande dans les carniers qu’ils résolurent d’abandonner tant l’odeur qu’ils répandaient était repoussante, puis ils allumèrent le feu à l’aide des pierres-à-frotter que Jozeo avait pensé à récupérer dans la poche de Mazrel – la preuve qu’il n’avait jamais perdu son sang-froid lors de leur affrontement.
Ankrel vida la moitié de sa gourde pour faire passer le goût de charogne à peine atténué par la cuisson.
« Tu as connu beaucoup de femmes ? demanda-t-il en ajoutant des branches sur le feu.
— Quelques-unes, répondit Jozeo. On dirait que les femmes te travaillent ces temps-ci !
— Je veux simplement savoir si je rate vraiment quelque chose.
— Elles ne sont pas tout dans la vie.
— Est-ce que tu les as… aimées ? »
Jozeo piqua un carré de viande sur la pointe d’une branche humidifiée qu’il tendit au-dessus des braises.
« Aimées ? Certaines plus que d’autres sans doute. Sûrement pas assez pour que je devienne constant. J’apprécie de prendre du plaisir dans leurs bras, mais je me suis toujours méfié d’elles. Je suis un volage dans l’âme.
— Je m’aperçois que je ne sais pratiquement rien de toi. »
Ankrel remarqua la légère crispation des traits de son interlocuteur.
« Tu en sais suffisamment. Mon passé n’intéresse personne. Je l’ai oublié le jour où j’ai pris le masque et la craine.
— Rejeter son passé, c’est comme renier une partie de sa vie.
— Disons alors que j’ai renié une partie de ma vie.
— Je suppose que tu ne me répondras pas si je te demande pourquoi ?
— La réponse est contenue dans ta question, petit frère. »
Ils partirent juste avant le crépuscule en espérant atteindre le bord de la grande gorge avant la tombée de la nuit. Les gorgées d’eau qu’Ankrel ingurgitait régulièrement ne réussissaient pas à chasser le goût nauséeux abandonné par leur repas dans sa bouche.
Ils traversèrent au galop une première étendue plane jonchée de rochers, large d’environ dix lieues, puis ils mirent pied à terre pour franchir au pas une forêt d’aiguilles serrées, les unes translucides, les autres opaques et vêtues de teintes qui allaient du rouge franc au blanc pur en passant par toutes les nuances du rose, du brun et du jaune. Des bourrasques virulentes, froides, soulevaient des tourbillons de poussière qui filaient entre les socles des aiguilles avec la discrétion de spectres. Des sifflements prolongés formaient un chœur lugubre à l’inquiétante beauté.
Un yonk se coucha au pied d’un promontoire et refusa de se relever malgré les injonctions et les coups de pied des deux hommes. Ils se résignèrent à l’abandonner. Jael avait déserté le ciel qu’il éclaboussait encore de son voile de traîne, la nuit s’agrippait déjà aux rochers et débordait des creux.
Ils ne remontèrent pas tout de suite sur les yonks au sortir de la forêt d’aiguilles rocheuses. Jozeo ne s’intéressait pas à la faille dont on apercevait l’immense gueule ténébreuse dans le lointain, il fouillait les environs du regard comme s’il cherchait un élément précis.
« Là ! »
Il désignait une ouverture circulaire d’une largeur d’un pas, creusée directement dans le sol rocheux et entourée d’un petit rebord de pierre.
« L’entrée du passage.
— Quel passage ? demanda Ankrel.
— Celui dont nous avons parlé. Celui qui nous tuerait si nous essayions de l’emprunter. Celui qu’a sans doute pris l’homme que nous recherchons. »
Ankrel s’accroupit près de Jozeo sans relâcher la bride de son yonk.
« Notre homme est passé, petit frère. Tu vois ces taches claires dans le fond de la pièce souterraine ? Ce sont des pierres éparpillées. Vu la profondeur de cette cave, il les a sans doute empilées pour pouvoir atteindre la sortie, et le tas a fini par s’écrouler.
— C’est peut-être le mur qui s’est éboulé, objecta Ankrel.
— Les murs montés par les descendants de l’Agauer ne s’éboulent jamais. Tu as constaté comme moi que leur cité n’a pas bougé d’un pouce depuis qu’ils nous ont quittés. Et leur arche est plantée dans ce désert pour l’éternité. Je te dis qu’il est passé par là.
— Qu’aurions-nous fait de lui si nous avions réussi à le capturer en bas de la colline de l’Ellab ?
— Nous l’aurions emmené par le passage de grand-Maran. Il a gagné du temps sur nous, mais nous sommes au bout de la piste. Au bout de la piste, petit frère. »
Et Ankrel ressentait l’exaltation soudaine de Jozeo, ce frémissement du corps et de l’âme qui caractérisait les vrais chasseurs prêts à fondre sur leur proie.
CHAPITRE XXVIII
GORGE
« Maran est venu me rendre visite à plusieurs reprises dans le gouffre. Parfois il s’éclipsait pendant de longues semaines, puis il réapparaissait sur le bord du bassin. Son visage était de plus en plus flou à l’intérieur de son enveloppe grise, et j’avais l’impression que c’était sa façon à lui de dépérir. De même, je rencontrais des difficultés grandissantes à percevoir ses pensées. Il tentait de communiquer pourtant, je l’entendais me dire qu’il souhaitait retrouver sa nature d’homme, que seule la ferveur de ses fils pourrait le délivrer du Qval. Parfois ses propos me semblaient incohérents et parfois extrêmement clairs, mais en réalité mon degré de compréhension n’était sans doute que le reflet de ma concentration et, longtemps après sa disparition, j’ai regretté de ne pas avoir fait preuve de davantage de volonté, de vigilance.
» Il me parlait aussi de Qval Djema, son épouse : « C’est elle, me disait-il, elle, la femme de l’histoire kropte, elle qui a prêté l’oreille à la créature du mal… « Je croyais de temps à autre ressentir un amour immense dans ses pensées, comme si, malgré la souffrance qu’elle lui avait, infligée, il ne pouvait ou ne souhaitait pas se dissocier de son épouse. Et j’ai loué sa grandeur d’âme, j’ai eu l’envie profonde et sincère de devenir l’humble servant de ce héros de l’Estérion qui, par amour pour Djema, avait sacrifié sa nature d’homme. Sans doute son histoire me rappelait-elle la mienne, sans doute avais-je moi aussi, toutes proportions gardées, sacrifié ma nature d’homme sur l’autel de Lahiva. Il évoquait ces jours heureux où il marchait dans les coursives de l’arche. Il était le fils d’une ventresec kropte à qui les patriarches avaient crevé les yeux et d’Eshan Peskeur, le jeune Kropte que l’indifférence d’Ellula entraîna à se jeter dans le vide spatial. »