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» — Toujours la même histoire, Lézel. Certaines lignées semblent maudites. On a crevé les yeux de ma mère parce qu’Ellula l’avait entraînée dans la désertion des ventresecs et des épouses kroptes, Eshan a violé ma mère et s’est tué parce qu’Ellula lui préféra Abzalon…

» Est-ce qu’il voulait dire que les descendant d’Ellula, donc ses propres descendants, étaient maudits ?

» — Ellula a violé l’ordre kropte et, même si ses intentions étaient pures, elle a provoqué des souffrances. Si les hommes ne sont pas vigilants, le nouveau monde risque de sombrer comme l’ancien. Certaines lois sont intangibles.

» — Quelles lois ?

» — Les lois fondatrices de l’univers. Celles qui permettent aux espèces de croître, de grandir en force et en sagesse.

» Il ne m’a pas donné d’autres précisions ce jour-là ni les jours suivants. Je me suis interrogé sur les raisons de son attitude, puis j’ai compris que je devais entamer mon travail de disciple et réfléchir au sens de ses pensées. Il y avait des lignées maudites sur le nouveau monde, des lignées issues d’amours contrariées, malheureuses, encore génératrices de faiblesse. Nous devions les éliminer au plus vite ou nous serions condamnés à la disparition à plus ou moins longue échéance. J’ai passé en revue toutes les familles de ma connaissance, j’ai recensé les enfants qui présentaient des problèmes de croissance ou de retard mental. Pour chacun de ceux-là couraient des rumeurs méprisantes ou simplement déplaisantes. On disait d’eux à mots couverts qu’ils étaient nés d’unions contre nature. Je me suis souvenu des paroles à double sens des anciennes du domaine de Sgen : “Celui-là est en même temps son fils et son frère…” Ou son père et son frère, ou sa sœur et sa mère, ou sa fille et sa nièce…

» J’ai demandé à Maran s’il avait voulu parler des relations incestueuses. Il m’a répondu indirectement :

» — Une jeune femme s’est réfugiée depuis quelque temps dans une grotte proche de celle-ci. Elle s’est enfuie du domaine de sa mère afin d’accoucher loin des regards indiscrets. Le père de son enfant est aussi son frère. Mais je crois qu’elle vient du même domaine que toi : son nom est Lahiva.

» J’ai failli hurler et me précipiter la tête la première sur un rocher lorsqu’il a prononcé ce nom.

» Lahiva ? Enceinte d’Elleo ?

» — Qval Djema veille sur elle. Elle concourt à la ruine de notre espèce en la protégeant. Djema et moi sommes prisonniers d’êtres qui n’appartiennent pas à notre espèce, qui se servent de nous, qui poursuivent un projet connu d’eux seuls. Si un jour les autres hommes et toi parveniez à effacer les lignées maudites, alors l’ordre régnerait à nouveau, alors les hommes recouvreraient leur liberté, alors je serais délivré, je reprendrais mon apparence humaine et je reviendrais vivre parmi vous, parmi les miens. Comme au temps où j’étais un enfant dans l’arche.

» Ma colère contre Lahiva et son frère était telle que j’ai saisi mon couteau de corne et me le suis planté dans la main.

» — Que ton ressentiment ne se transforme pas en vengeance personnelle, Lézel, mais en acte fondateur, en une détermination et une vigilance de tous les instants. Tu ne dois jamais penser à toi quand tu agis, mais à ton peuple. Et à moi qui t’ai attendu si longtemps près de ce bassin. À moi qui veillerai sur toi et les tiens quoi qu’il arrive. Aie foi en moi, je t’en supplie.

» J’ai alors pris conscience que je ne m’étais pas réfugié dans ce gouffre par hasard, que j’y avais été poussé par une succession de signes qui révélaient la puissance de Maran, même prisonnier du Qval.

» Son visage s’est métamorphosé en celui d’un enfant en proie à une tristesse bouleversante. J’ai encore perçu des pensées confuses, lointaines, où je ressentais toute la force de ses regrets, toute l’intensité de sa souffrance, puis il a disparu et la forme grise a plongé dans le bassin d’eau bouillante. J’ai su que je ne le reverrais plus, du moins pas sur ce monde, mais qu’il reviendrait quand j’aurais accompli ses volontés et réuni les conditions pour son retour.

» J’ai suivi ses conseils. Avant de me mettre à la recherche de Lahiva, j’ai prélevé un bloc d’écorce sur un vieux jaule et façonné, avec la pointe de mon couteau, un masque qui représentait l’enfant-dieu. Puis je me suis confectionné une tunique grossière avec la fibre de cette plante qu’on trouve en abondance sur les plaines et que les errants appellent la craine. Ainsi ma vengeance ne serait pas personnelle mais un acte perpétré au nom de Maran, l’enfant-dieu de l’arche. Le masque était son visage déformé par la douleur, la craine l’enveloppe qui l’emprisonnait.

» Il ne m’a pas été très difficile de trouver la cavité où s’était réfugiée Lahiva : elle communiquait avec mon propre refuge par un ensemble de galeries qui forment un gigantesque labyrinthe dans les entrailles du Triangle et qui s’étendent jusqu’au cœur de Cent-Sources.

» Lahiva m’a paru encore plus belle que dans mes souvenirs. Elle venait d’accoucher, elle irradiait d’un amour qui donnait à son regard une douceur que je ne lui soupçonnais pas. Il me fut intolérable, en la découvrant aussi resplendissante, qu’elle eût appartenu à son frère, qu’elle eût accueilli son frère en elle. Je l’aimais encore plus qu’avant mon départ, mais j’ai repoussé énergiquement la tentation de l’épargner. Ce fils qu’elle regardait avec dévotion, avec adoration, était le premier maillon d’une lignée maudite, le fruit pourri d’une faute inexpiable qui, si elle se perpétuait, contaminerait l’ensemble des hommes et les chasserait du nouveau monde. Il n’y avait personne d’autre qu’elle et son enfant dans la cavité. J’ai revêtu la tunique de craine, j’ai plaqué le masque d’écorce sur mon visage, j’ai tiré mon couteau, puis je me suis avancé vers elle comme un furve. »

Les mémoires de Gmezer.

Un vol d’umbres se détacha de l’obscurité qui rôdait encore au fond de la gorge et s’envola avec lenteur dans le ciel incertain du petit matin. Malgré la protection de Double-Poil, Orchéron ressentit l’onde de froid qui se propageait dans leur sillage. La clarté du jour naissant chassait la lumière des énormes solarines qui brillaient parmi les roches translucides habillant les parois.

Ils avaient atteint le bord de la faille la veille au crépuscule et entrepris aussitôt la descente. Ils n’avaient trouvé aucun sentier, pas même des rigoles creusées par les eaux, sur cette pente, raide par endroits, et le franchissement de certains murs lisses presque verticaux requérait de la patience, de l’agilité et de l’énergie. Ils n’avaient pas parcouru une longue distance lorsque la nuit les avait surpris. Les solarines formaient de somptueuses cicatrices de lumière qui soulignaient les reliefs de la gorge, mais elles laissaient des zones de ténèbres que renforçait le jeu des contrastes. Ils avaient donc décidé de s’arrêter et de s’installer dans un renfoncement protégé par un surplomb rocheux. Ils s’étaient allongés à même le sol et avaient essayé de dormir malgré le froid, la faim, la soif et l’inconfort de leur abri.

Alma, moins bien protégée qu’Orchéron, aurait aimé qu’il la prenne dans ses bras, même avec la présence répugnante de Double-Poil, mais son orgueil lui avait interdit de le lui suggérer, et il n’en avait pas pris l’initiative. Elle s’était donc condamnée à passer une nuit pénible, recroquevillée sur elle-même, tourmentée par les élancements de son pied gauche et par l’haleine glaciale qui s’insinuait entre les rochers. Elle avait cru deviner qu’il ne dormait pas non plus, qu’il était maintenu en éveil par le même désir qu’elle, et elle s’était demandé pourquoi, en certaines circonstances, les êtres humains avaient tant de mal à obéir au présent. Elle ne maîtrisait pas les émotions profondes et contradictoires soulevées en elle par Orchéron. Elle s’était désintéressée des hommes puisqu’ils s’étaient désintéressés d’elle, et il la renvoyait devant une énigme qu’elle n’avait jamais cherché à résoudre. Elle oscillait vis-à-vis de lui entre attirance et rejet, mais au fond d’elle elle savait qu’elle avait peur de s’engager sur un chemin où son individualité serait soumise à rude épreuve. Le quatrième sentier, celui de la connaissance, n’était pas dépourvu d’une forme de confort égoïste, elle l’avait vérifié à maintes reprises dans ses relations avec les autres djemales. Ce que lui proposait le présent, ce n’était pas seulement une descente au fond de cette gigantesque gorge, mais une aventure cent fois plus périlleuse, un élan vers un autre être humain, comme Djema et Maran avant leur fusion dans le Qval.