« Bien dormi ? »
Orchéron avait évidemment posé la question qu’il ne fallait pas poser. Elle lui lança un regard navré avant de se lever et d’étirer ses muscles engourdis. Elle sortit de l’abri et contempla la faille. La lumière du jour se fragmentait en une multitude de nuances dans les roches translucides et transformait la paroi opposée, distante de plusieurs lieues, en une dentelle scintillante changeante. Des groupes d’aiguilles plus ou moins larges, plus ou moins hautes émergeaient du fond insondable et s’éparpillaient comme des archipels flamboyants au-dessus de flots sombres.
« C’est beau, hein ? »
Elle haussa les épaules. La voix grave d’Orchéron l’avait tirée de sa contemplation. Il n’avait pas seulement l’art et la manière d’énoncer les banalités, il avait un certain don pour briser les enchantements.
Évidemment que c’était beau ! D’une beauté différente de la cité des descendants de l’Agauer, mais d’un équilibre parfait, miraculeux, malgré la profusion de formes et de couleurs.
« Nous ferions mieux de chercher quelque chose à manger », grogna-t-elle.
Il n’avait pas mérité son ressentiment, mais elle le tenait pour responsable de sa mauvaise nuit, tant pis pour l’injustice de la sentence.
« Je ne vois pas ce qu’on pourrait dénicher dans cette faille, objecta Orchéron. Il n’y a pas de végétation et pas d’animaux. C’est beau mais stérile.
— Votre Double-Poil ne vous a pas envoyé de visions ?
— Il vivait avec les habitants de la cité, pas dans cette faille.
— Et lui, il n’est pas comestible ? »
Ce fut au tour d’Orchéron de lui jeter un regard navré.
« Ce n’est pas un yonk ni un autre animal. Il est doué d’une forme d’intelligence. Elle est seulement différente de la nôtre, mieux adaptée à son monde que la nôtre. Comme celle des furves des plaines. »
Alma lui posa la main sur l’avant-bras en un geste d’apaisement.
« Excusez-moi, c’était seulement une réflexion stupide. Je… je ne vous ai pas encore remercié de m’avoir délivrée du cocon dans le gouffre sous la cité.
— Bah, je n’ai pas eu beaucoup de mérite. C’est le temps qui a fait tout le travail.
— Non, pas le temps mais le voyageur dans le temps. Quoi qu’il en soit, je vous remercie. »
Elle se détourna, retroussa son vêtement puis se faufila entre les rochers pour reprendre la descente.
Deux ou trois lieues plus bas, ils trouvèrent une source chaude et des plantes grimpantes qui donnaient de gros fruits similaires à ceux qu’Orchéron avait mangés dans la grotte du Triangle. Dotés d’une coquille dure qu’il fallait fracasser sur les pierres, ils contenaient une chair grise, sucrée, compacte, serrée autour d’un noyau aussi brillant qu’une solarine en pleine nuit. La source quant à elle jaillissait d’un mur translucide, s’écoulait en un large rideau sur une hauteur d’une cinquantaine de pas, tombait entre des amoncellements de pierres d’où elle repartait en filets divergents et fumants. L’eau était buvable malgré sa température élevée et son goût de soufre. De toute façon, ils n’étaient pas en position de faire la fine bouche.
Double-Poil se détacha de son hôte pour plonger son mufle dans une rigole. Orchéron frissonna et prit conscience du froid cinglant qui régnait dans la faille.
Alma brisa la coquille d’un fruit sur une pierre. C’était le cinquième qu’elle ingurgitait et elle ne paraissait toujours pas rassasiée. Orchéron s’étonnait qu’un corps aussi menu pût accepter une telle quantité de nourriture.
« La gorge est profonde et nous traversons plusieurs couches de climats, dit-elle après avoir dévoré la moitié du fruit et dénudé le noyau. Certains niveaux sont stériles et d’autres fertiles.
— Je… je me demande ce qu’on fabrique dans cet endroit, marmonna Orchéron.
— Je me le demande également, mais je fais confiance au présent. Les fils seront reliés un moment ou un autre. Qval Djema dit que nous battons à chaque instant avec le cœur de la création.
— J’entendais comme un chant pendant ma première enfance et j’avais l’impression d’être empli de la rumeur du monde. »
Alma leva sur lui des yeux intrigués, finit son fruit puis se releva et commença à dénouer l’étoffe enroulée autour de sa poitrine.
« Retournez-vous, s’il vous plaît. Je dois me laver. »
Elle avait surtout envie du contact de l’eau de la cascade, à la fois pour se réchauffer et retrouver les sensations qu’elle avait expérimentées en compagnie de Qval Djema.
Orchéron lui tourna le dos avec docilité, les bras croisés pour récupérer un peu de la tiédeur qui s’était enfuie avec la désertion de Double-Poil. Celui-ci ne semblait guère pressé de reprendre sa place d’ailleurs, il continuait de boire, roulé en boule, le mufle plongé dans le ruisseau, et, comme pour Alma avec les fruits, Orchéron se demanda où il pouvait emmagasiner l’invraisemblable quantité d’eau qu’il avait absorbée depuis qu’il s’était détaché de lui.
La lumière vive de Jael, qui s’élevait au-dessus de la gorge telle une énorme bulle de pollen, dispersait les dernières ombres sur les parois mais ne parvenait pas à percer le fleuve de pénombre qui s’écoulait en contrebas. Les teintes et les formes s’étaient encore modifiées, des incandescences jaunes, orangées, rouges avaient supplanté les scintillements blêmes du petit matin.
Orchéron se dit à son tour que l’eau de la source lui ferait le plus grand bien. Il ne s’était pas lavé depuis son bain dans la grotte des plaines en compagnie des ventresecs. Sans jeter un regard à Alma dont il devinait la silhouette sous le rideau ajouré de la cascade, il se débarrassa de ses chaussures, de son pantalon, de son sous-vêtement et s’avança sous la chute. L’eau presque brûlante le revigora, détendit ses muscles, dispersa l’humeur maussade qui le poursuivait depuis son réveil – largement entretenue par l’attitude déroutante de la petite djemale qui s’y entendait comme personne pour souffler le chaud et le froid.
Quand il résolut d’interrompre cette douche régénérante, un bon moment plus tard, il ne vit ni Alma ni Double-Poil, seulement l’étoffe blanche posée sur un rocher. Inquiet, il se lança à leur recherche sans prendre le temps de remettre ses vêtements et ses chaussures. La bise chassa rapidement le bien-être généré par l’eau de la chute.