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Elle tentait visiblement de lui signifier quelque chose, mais, perturbé par la pression de son regard, il choisit de s’engouffrer dans une échappatoire.

« Qu’est-ce qu’on fait pour ces deux-là ?

— Double-Poil nous a livré ses informations disponibles sur eux : les protecteurs des sentiers ont essayé de te capturer au pied de la colline de l’Ellab, il a puisé cette scène dans ta mémoire pour me la montrer. Puis il m’a informé que les lakchas sont autrefois venus sur le deuxième continent afin d’exterminer le peuple de l’Agauer. J’en déduis que ces deux-là sont des chasseurs et des protecteurs des sentiers lancés à ta poursuite et qu’ils ont emprunté le même passage que leurs prédécesseurs.

— Ils m’auraient suivi jusque-là pour éteindre ma lignée ?

— Je te l’ai dit l’autre jour, ta lignée a certainement quelque chose à voir avec les umbres. Allons-y. Nous devons à tout prix arriver au fond de la faille avant qu’ils nous rattrapent. »

Ils entamèrent une course de vitesse qui soumit les organismes à rude épreuve, celui d’Alma en particulier, sans cesse obligée de transférer le poids de son corps sur sa jambe droite.

La paroi s’incrustait à présent de murs verticaux d’une hauteur équivalente à cinq ou six hommes. Ils présentaient heureusement des saillies régulières dont on pouvait se servir comme de prises mais qu’il fallait utiliser avec une extrême précaution à cause de leurs bords tranchants. Orchéron ouvrait la voie en s’efforçant de tenir compte de l’envergure d’Alma dans le choix des passages. Quand les aspérités lui paraissaient trop écartées, il l’attendait, en équilibre contre le mur, la main tendue pour l’aider à franchir l’obstacle. Une glissade sur ces façades abruptes aurait entraîné une chute mortelle plusieurs lieues en contrebas. Leurs pieds nus s’écorchaient sur la roche translucide aux arêtes plus effilées que des lames. Exténuée, hors d’haleine, Alma sollicita une pause à plusieurs reprises. Orchéron la lui accorda d’autant plus volontiers que lui-même éprouvait le besoin de souffler. De temps à autre, selon l’inclinaison de la paroi, ils perdaient de vue leurs poursuivants, puis ils les voyaient resurgir entre les rochers, à chaque fois plus proches.

Orchéron avait proposé à Alma de les attendre et de leur préparer un piège ; elle avait objecté qu’il valait mieux éviter l’affrontement avec des hommes probablement aguerris, dangereux, et que la manière la plus sûre de s’en débarrasser était d’arriver avant eux au fond de la gorge. Mais le fond de la gorge paraissait se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient, et les deux lakchas continuaient de gagner du terrain.

Bien que Jael fût encore haut, les roches translucides se gorgeaient déjà de la pourpre crépusculaire. La faille trempait dans un silence opaque qui buvait avidement les sifflements de la bise, leurs expirations, les froissements de leur peau, des tissus et du pelage de Double-Poil sur la roche. Ils avaient l’impression de s’enfoncer dans une immense veine aux bords empourprés, au sang noir, grossie par les filets qui s’écoulaient de leurs écorchures.

« Je n’en peux plus, gémit Alma.

— Encore un effort. Ils se rapprochent. »

Ils venaient de franchir une muraille verticale de cent pas de hauteur, de plusieurs lieues de largeur, hérissée de saillies qui rougeoyaient comme des braises au-dessus du vide.

On discernait parfaitement les deux hommes à présent, bruns, sveltes, vêtus de peaux et chaussés de bottes comme tous les lakchas. Ils dévalaient les faces abruptes avec agilité, se laissaient parfois glisser le long d’un mur brillant avant de se récupérer d’un petit bond sur une corniche. Ils auraient comblé l’intervalle dans très peu de temps maintenant, surtout qu’Alma, effondrée contre une pierre, livide, était allée au bout de ses forces, que sa volonté, son courage, pourtant immenses, ne suffisaient plus à la porter.

Orchéron se débarrassa du panier dont il ne restait plus grand-chose, dégagea son couteau et réfléchit sur l’accueil qu’il convenait de réserver à ses poursuivants. Ils le traquaient pour le tuer, sans aucun doute, leur allure était celle de prédateurs, d’ombres de la mort.

« Je… je suis désolée, gémit Alma. Sans moi, tu… »

Il lui posa l’index sur les lèvres.

« Sans toi, je ne serais jamais descendu au fond de cette gorge, dit-il avec un sourire.

— Ta sœur adoptive, tu… tu y penses toujours ?

— Elle appartient au passé. Et tu prétends que seul le présent compte, non ? »

La fourrure rougeâtre de Double-Poil fut traversée d’ondulations amples, répétées, comme un champ de manne balayé par le vent. La paix infinie de la faille offrait un contraste violent avec la tension engendrée par la proximité des deux lakchas. Le ciel et la terre s’unissaient tout là-haut dans une symphonie mauve et rouge dont les notes se prolongeaient en filaments diaprés sur les parois.

« Oui, oui, bien sûr, murmura Alma.

— Quoi ?

— Ta lignée. Je sais pourquoi les… »

Elle s’interrompit, les yeux agrandis par l’effroi. À quelques pas d’eux flottait, immense, immobile, silencieux, un umbre qui s’était envolé du fleuve de ténèbres.

CHAPITRE XXIX

TRAQUES

« Lahiva ne s’est pas laissé égorger comme une yonkine domestique. Sitôt qu’elle m’a vu, elle a bondi sur ses jambes et s’est postée entre son enfant et moi, une pierre tranchante à la main. J’ai eu la nette impression qu’elle me reconnaissait malgré la protection de mon masque d’écorce : je voyais dans ses yeux le même mépris que celui dont elle m’avait couvert la dernière fois que nous nous étions rencontrés. Elle lançait d’incessants regards vers le bassin d’eau bouillante comme si elle en espérait de l’aide. Mais Qval Djema, car il ne pouvait s’agir de personne d’autre à en croire les communications de Maran, n’avait pas la possibilité ou ne s’estimait pas le droit d’intervenir dans nos histoires humaines. Nous étions seuls face à face, comme la première femme et le premier homme de l’aube de l’humanité. Son enfant n’avait pas d’existence légitime à mes yeux. Il vagissait à fendre l’âme maintenant, comme s’il avait compris qu’un drame était en train de se jouer dans la grotte.

» — Seuls les lâches se cachent quand ils tuent ! a crié Lahiva. Aie au moins le courage de montrer ton visage.

» — Je ne viens pas te tuer en mon nom, ai-je répondu d’une voix dont le calme m’a étonné. Mais au nom de celui qui souffre d’être emprisonné par le Qval. Et qui m’a demandé d’éteindre les lignées maudites.

» — Alors plante ton couteau dans ton cœur, tout petit tanneur, et ta lignée sera éteinte !

» Ses paroles m’ont embrasé comme des étincelles un tas d’herbes sèches. Je me suis rué sur elle dans l’intention de la renverser, mais elle a esquivé ma charge et m’a frappé à l’épaule avec sa pierre. Je suis tombé et, emporté par mon élan, j’ai roulé jusqu’au pied d’un rocher. Elle ne m’a pas laissé le temps de me relever, elle s’est jetée sur moi en poussant un hurlement et m’a donné des coups furieux, tantôt avec la main, tantôt avec la pierre. Le masque d’écorce m’a empêché d’être touché au visage. Elle était assise à califourchon sur moi, et ce contact prolongé, associé à sa nudité, à sa beauté, a ajouté le feu du désir à celui de ma colère. Je n’avais jamais connu de femme, mais j’étais la proie d’une telle tension, d’une telle ardeur que mon corps a agi à ma place. Pas à mon insu ni contre ma volonté, les séquences étaient inversées, il devançait mes désirs, précédait mes pensées.