» Je me suis d’abord dégagé, puis j’ai giflé Lahiva, avec une telle force que j’ai craint un moment de lui avoir brisé les vertèbres. Elle a lâché la pierre et s’est affaissée sur le dos. J’ai retroussé ma tunique de craine, baissé mon pantalon, puis je lui ai écarté les jambes et je l’ai prise avec une violence proportionnelle à ma rage, à ma frustration. J’ai joui en elle à plusieurs reprises, insatiable, comme investi de la puissance de Maran. Ses gémissements, ses protestations me vengeaient de toutes ces années d’indifférence et de mépris. Elle recevait maintenant le châtiment de Lézel, le tout petit tanneur, le serviteur de l’enfant-dieu de l’arche. Je l’absolvais de la faute commise avec son frère, du moins c’est l’impression que j’en retirais, je n’agissais pas en mon nom mais en celui de Maran, je lui donnais le baiser de Maran, le pardon de Maran. Elle a essayé à plusieurs reprises de me désarçonner, mais elle n’était qu’une femme vaincue vidée de ses forces. Que pouvait-elle contre la volonté d’un enfant-dieu ?
» Quand mon désir a été consumé, le moment est venu d’éteindre sa lignée. J’ai repoussé une nouvelle fois la tentation de l’épargner. Sa beauté grandie par la défaite me bouleversait. Elle jetait des regards à la fois éperdus et résignés à son fils dont les vagissements continus me vrillaient les nerfs. J’ai pleuré davantage qu’elle quand je lui ai posé la lame de mon couteau sur le cou. Elle a prononcé deux noms, celui d’Elleo et un autre que je ne connaissais pas mais qui était sans doute celui de son enfant. Je lui ai tranché la gorge avec toute la douceur dont j’étais capable, et, mêlant mes larmes à son sang, je me suis effondré sur elle tandis que la vie la désertait.
» Longtemps après, je me suis souvenu que je devais achever ma tâche. Je me suis relevé, j’ai contemplé le corps inerte de Lahiva, aussi superbe dans la mort qu’elle avait été magnifique dans la vie, puis, toujours en sanglots, je me suis arraché à contrecœur à ma contemplation et approché de son fils dans l’intention d’éteindre la lignée.
» Je n’ai pas pu le tuer, j’en étais incapable physiquement, comme si une volonté supérieure retenait mon bras. Il se dégageait de ce petit être une force étrange. J’ai insisté, levé mon couteau à maintes reprises, mais jamais il ne s’est abattu sur lui. J’ai pensé que Qval Djema le protégeait, le possédait, de la même façon que j’étais investi de la ferveur de Maran. J’ai alors pris la décision de l’exposer aux umbres sur la colline de l’Ellab : le sortilège de Qval Djema agissait sur les humains, mais il n’aurait aucun effet sur les prédateurs volants du nouveau monde, du moins était-ce ma conviction. J’ai jeté le corps de Lahiva dans le bassin d’eau bouillante, puis j’ai fourré son nécessaire d’écriture et ses rouleaux de peau dans le sac de laine végétale qu’elle avait emmené avec elle, j’ai pris l’enfant et gagné l’Ellab par le réseau des galeries souterraines.
» Je suis arrivé au sommet de la colline à l’aube. L’enfant de Lahiva s’acharnait à vivre et à hurler bien qu’il ne fût ni alimenté ni désaltéré depuis deux jours. Jamais je n’ai réussi à lui fracasser le crâne contre un rocher : ma volonté et mon corps se paralysaient dès que l’idée me traversait.
» Les hommes chargés des sépultures avaient rassemblé une vingtaine de morts, des anciens principalement, tous nettoyés de leurs intestins et, grâce aux vertus des embaumeurs, dans un parfait état de conservation. J’ai posé l’enfant de Lahiva au milieu des cadavres et, même s’il n’était âgé que de quelques jours, je l’ai lié avec du fil de craine aux branches d’un arbuste. Il était désormais immobile, silencieux, comme résigné, et j’ai revu les traits de sa mère dans son visage apaisé. Puis j’ai aperçu les taches noires des umbres à l’horizon et je me suis empressé de regagner l’entrée du réseau souterrain.
» Je suis retourné dans mon gouffre, je me suis effondré sur ma couche d’herbe sèche sans retirer mon masque d’écorce et je me suis recroquevillé autour du souvenir de Lahiva. Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre jours que j’ai eu l’idée de prendre connaissance de ses écrits, une manière de prolonger notre relation à travers le temps. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais pas exercé à la lecture, et il m’a fallu des heures pour apprendre à déchiffrer son écriture très serrée, comme tendue par la volonté de ne gaspiller aucune parcelle des rouleaux de peau – dont certains que j’avais tannés, je les reconnaissais.
» Je suis évidemment tombé sur les passages qui me concernaient. Si les écrits restent, comme on le prétend, c’est une image de mépris voire d’horreur que je laisserai à travers les siècles. Elle n’a pas éprouvé la moindre pensée amicale à mon égard, pas même un élan de compassion. Le rejet que je lui inspirais n’avait d’équivalent que son amour absolu pour son frère Elleo. Ses mots m’ont dépeint comme le plus misérable des hommes, comme un moins que rien dont elle redoutait par-dessus tout la souillure.
» Humilié, fou de colère, j’ai regretté de ne pas l’avoir gardée en vie plus longtemps. J’avais perdu l’occasion de prendre une revanche plus lente et suave, d’observer l’effroi dans ses yeux pendant que je l’infectais, pendant que je profanais le sanctuaire dévolu à son frère. J’ai renoncé à lancer les rouleaux dans l’eau bouillante comme le corps de leur propriétaire : je pourrais relire ces passages si je fléchissais dans ma détermination, ils entretiendraient le feu de mon courroux, ils exalteraient ma foi dans l’enfant-dieu de l’arche. Car le désir s’affirmait en moi d’exaucer les vœux de Maran, de remettre de l’ordre sur le nouveau monde jusqu’à ce qu’il puisse recouvrer sa condition humaine et revenir vivre parmi ses frères comme au temps où il marchait, libre et heureux, dans les couloirs de l’arche.
» J’ai également mis la main sur le journal du moncle Artien, soigneusement rangé dans le nécessaire d’écriture de Lahiva. J’ai tourné ces feuilles faites d’une matière très fine et bruissante, et j’ai cherché avec avidité les passages qui évoquaient la vie de Maran. Ils sont peu nombreux, le moncle s’étant surtout intéressé à Abzalon, Ellula, Lœllo et Djema.
» Je n’ai pas pris le temps de tout lire et j’ai sans doute eu tort, mais j’en ai dégagé l’impression que Maran avait été sacrifié et son rôle minimisé, lui qui avait couru tous les risques pour fournir leur nourriture aux deks et leur sauver la vie. Il me fallait réparer cette injustice, redonner à l’enfant-dieu la place qui lui revenait, la place qu’il méritait. J’ai eu l’idée de m’adresser aux cercles des lakchas de chasse. Ils fournissaient la viande, la peau et la corne aux permanents des mathelles, ils évoluaient déjà sur le sentier défriché par Maran et les enfants nourriciers de l’arche, ils souffraient du mépris que leur témoignaient les reines des domaines, ils rêvaient de fonder leur monde sur un ordre nouveau, ils seraient sans aucun doute les plus attentifs à mes arguments, les plus aptes à entendre la révélation de Maran.
» De fait, lorsque je me suis présenté à l’assemblée des chefs de cercle qui se tient la nuit de l’alignement des trois satellites, ils m’ont écouté avec un enthousiasme indescriptible. Revêtu du masque et de la craine, je leur ai parlé de l’enfant-dieu, de ses vœux, du danger qu’il y avait à laisser se propager les lignées maudites, de la malédiction du Qval. Maran me soutenait comme il me l’avait promis avant son départ, les mots sortaient tout seuls de ma bouche et frappaient mes auditeurs en plein cœur comme des flèches trempées dans le feu de son amour. Il nous incombait d’être les gardiens du nouveau monde dans l’ombre du masque et de la craine, de renouer avec les lois intangibles de l’arche et en particulier avec l’ordre kropte dont était issu Maran, de protéger les sentiers, de purifier la population en éliminant les lignées maudites, de lutter contre l’influence des sœurs de Chaudeterre qui vouent un culte exclusif à Qval Djema, de rogner la puissance des mathelles et de redonner leur importance, leur fierté aux frères engagés sur le sentier des lakchas.