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» Ils bridaient de prouver leur foi en Maran. Je leur ai demandé de sculpter des masques d’écorce, de fabriquer des robes de craine puis, parés de leur nouvel uniforme, l’uniforme des protecteurs des sentiers, de signer leur pacte : qu’ils me rapportent la tête d’Elleo, l’un des fils de la reine Sgen, coupable d’avoir eu des relations incestueuses avec sa sœur Lahiva. Je leur ai fixé rendez-vous dans une grande caverne située au nord-est de Cent-Sources, qui s’est ensuite affirmée comme notre lieu de culte. Ils sont revenus trois jours plus tard, le visage dissimulé sous un masque d’écorce, le corps enfoui dans une robe de craine. Les nouveaux soldats de Maran… Tuer ne leur posait aucun problème : ils avaient déjà exterminé les descendants de l’Agauer après avoir découvert d’où venaient les yonks. Ils craignaient de perdre leur suprématie sur les plaines si les deux populations venaient à se rencontrer. Les connaissances technologiques du deuxième peuple, que la légende appelle la magie, auraient considérablement modifié les comportements, et les lakchas avaient préféré conserver les choses en l’état plutôt que de prendre le risque de disparaître.

» J’ignore pourquoi les descendants de l’Agauer ont offert le cadeau des yonks aux habitants du Triangle. Ont-ils craint que nos ancêtres meurent de faim ? Ont-ils voulu nous transmettre un peu de ce patrimoine de l’ancien monde qu’ils avaient emmené avec eux ? Le journal du moncle, lui-même une copie d’être humain, parle de ces machines à fabriquer les clones à partir d’un modèle de base. Et de la difficulté pour les clones de se reproduire : or les yonks ne se reproduisent pas en captivité, et probablement pas non plus en liberté…

» Mes nouveaux disciples ont ouvert un sac de laine végétale et ont fait rouler une tête à mes pieds. J’ai ressenti une joie mauvaise lorsque j’ai reconnu les traits d’Elleo, puis une rage folle, et, d’un coup de pied, j’ai envoyé sa tête se fracasser contre une paroi. De la famille maudite qu’il avait fondée avec Lahiva il ne restait rien.

» Rien d’autre qu’une jalousie posthume et tenace qui continuait de me ronger.

» Rien d’autre, vraiment ? Je ne savais pas si les umbres avaient enlevé l’enfant de Lahiva. Le temps avait passé si vite, comme s’il avait subi une accélération brutale, comme s’il nous avait brûlé les doigts. La fraternité de Maran comptait déjà plus de trois cents membres. La clandestinité et l’anonymat des masques nous donnaient une force incroyable. Lorsque nous les revêtions, nous nous emplissions de la toute-puissance de notre frère, de notre père, de notre dieu. Nous avions déjà éteint plusieurs lignées maudites dont nous avions exposé les membres sur la colline de l’Ellab. Notre réputation se propageait comme les bulles de pollen dans les domaines de Cent-Sources, on commençait à nous respecter, à nous craindre. Ainsi que je l’avais fait pour Lahiva, mes disciples n’oubliaient pas de marquer les fautives du divin sceau de Maran avant de les offrir aux umbres. Quelques sœurs envoyées imprudemment en reconnaissance par la hiérarchie de Chaudeterre sont tombées entre nos mains et ont subi le châtiment réservé aux adoratrices de Qval Djema.

» Cependant, tandis que notre organisation prospérait et pouvait dorénavant se passer de moi, je ne parvenais pas à oublier Lahiva et à trouver la paix dans mon cœur. J’avais beau lire et relire les passages de ses écrits qui m’humiliaient, mon amour pour elle s’obstinait à croître. Ni sa mort ni la tête de son amant maudit ne m’avaient apporté l’apaisement que j’espérais. Je suppliais Maran d’intercéder, d’effacer son souvenir, mais il restait sourd à mes prières, et je commençais à me demander à quel genre de dieu j’avais eu affaire, qui restait indifférent à la souffrance de son premier serviteur.

» Et puis tu es entrée dans ma vie, Gmezer… »

Il terminait toujours sur cette phrase. Le savoir d’une simple fleureuse s’est montré plus efficace que son prétendu dieu. Depuis qu’il a bu mon philtre, il n’est jamais retourné aux assemblées de ses disciples protecteurs des sentiers. J’aurais pu, j’aurais dû lui ordonner de mettre fin à cette barbarie, mais il me semble avoir déjà précisé que j’avais moi-même une revanche à prendre sur les mathelles, et j’ai laissé les disciples de Lézel la perpétrer à ma place, au moins pour un temps. J’aspirais seulement à me consacrer à notre amour, à cet amour faussé par mes alliées.

Mais j’ai sous-estimé le pouvoir de l’absente, ou surestimé le pouvoir des plantes. Repris par ses démons, torturé par ses doutes, Lézel a disparu un beau matin. Je l’ai cherché en vain dans le labyrinthe souterrain, puis j’ai aperçu un fil de sa craine coincé entre deux roches sur le bord d’un bassin et j’en ai déduit qu’il avait rejoint dans l’eau bouillante la femme qu’il avait adorée et assassinée. Dès lors, c’était à mon tour de plonger dans les affres du désespoir, de goûter la douleur inconsolable de l’absence. J’avais abusé de mon don, j’en recevais le juste châtiment. Il ne me restait pour tout souvenir que le masque d’écorce de mon aimé retrouvé par hasard dans une niche dissimulée par un fragment de roche. J’y ai découvert également les deux journaux, celui de Lahiva et celui du moncle Artien.

Combien de fois les ai-je lus durant toutes ces années de solitude ? Des dizaines, des centaines de fois ? C’est sans doute grâce à ces visiteurs du passé que je ne me suis pas à mon tour plongée dans l’eau bouillante et que j’ai décidé, à la fin de ma vie, de rédiger mes propres mémoires.

Si Artien jugeait peu probable que ses écrits fussent portés un jour à la connaissance d’éventuels lecteurs, je ferai en sorte qu’ils soient lus par le plus grand nombre, de même que le journal de Lahiva, de même que mes souvenirs. De ces trois cheminements à la fois si différents et si proches – nous étions tous les trois des parias, le clone Artien, l’incestueuse Lahiva et Gmezer, la bannie de Cent-Sources – j’espère que les habitants du nouveau monde tireront profit (mais j’en doute, l’humanité ne se montre pas pressée de tirer de réels bénéfices de ses expériences désastreuses).

Je suis consciente d’avoir autant de sang sur les mains que Lézel. Je n’ai jamais eu le courage ni même la volonté d’arrêter les protecteurs des sentiers. J’aurais pourtant dû me rendre à leur assemblée et leur crier que le premier disciple de Maran avait éprouvé de sérieux doutes sur la raison de leur dieu et sur la légitimité de leur action. Je m’en suis abstenue. Lâcheté, rancune, négligence ? À l’histoire de décider.

Quelque chose me dit que la lignée de Lahiva ne s’est jamais éteinte, non pas, comme l’affirmait Lézel, parce que Qval Djema la protégeait, mais parce que l’amour les protégeait. Mes doigts tremblent d’avoir trop serré la plume de nanzier. Je suis soulagée d’en avoir terminé. Soulagée pour mes vieux os torturés par la position assise, soulagée d’avoir trouvé la force d’aller au bout de mon entreprise. Demain j’entamerai mon ultime voyage sur ce monde, puis je m’engagerai, enfin sereine, enfin libre, sur le chemin des chanes – ou sur le chemin d’Eshan.