Depuis sa petite enfance, son destin était lié aux prédateurs volants. Ils lui avaient pris sa mère, puis sa sœur adoptive, et enfin Alma, comme on provoque un adversaire, comme on le saoule de coups jusqu’à ce qu’il riposte. Ils ne l’avaient pas effacé lorsqu’ils en avaient eu la possibilité, parce qu’il bénéficiait d’une protection liée à ses ascendants, mais, Alma l’avait affirmé, ils avaient sans doute déclenché les sauts dans le temps, ces trous de mémoire qui lui avaient laissé des séquelles si douloureuses. Orchéron n’avait aucune idée de ce qu’il découvrirait de l’autre côté de la porte, il se rendait seulement à l’invitation qu’ils lui avaient lancée. Non par esprit de vengeance, mais parce qu’il avait le sentiment de s’engager sur son sentier. Et les deux lakchas lancés à ses trousses ne devaient pas l’en empêcher, ou les vagues noires déborderaient de la faille, se fragmenteraient en armée d’umbres, se répandraient sur les terres et sur les eaux, détruiraient toute forme de vie sur ce monde et sur les mondes occupés par les humains.
Il allait bientôt atteindre la surface du fleuve de ténèbres. Des courants froids s’immisçaient sous la fourrure tremblante de Double-Poil.
« On le tient ! » souffla Jozeo.
Les deux chasseurs n’étaient plus qu’à une vingtaine de pas de leur gibier, vêtu d’une étrange veste rougeâtre qui se déformait ou se rétractait de temps à autre pour dénuder une partie de son torse.
Ankrel reconnaissait parfaitement l’homme que les protecteurs des sentiers avaient cerné au pied de l’Ellab. Large d’épaules, cheveux bruns et bouclés, un corps d’adulte, un visage encore emprisonné dans les rondeurs de l’enfance. Sauf que, maintenant, une barbe aussi clairsemée que la sienne avait recouvert ses joues creusées par les privations comme les buissons s’emparent des failles.
« Enlevée par cette saloperie d’umbre », avait marmonné Jozeo en constatant que la fille avait disparu.
Ils s’étaient demandé d’où sortait cette dernière. Elle n’avait sûrement pas emprunté le même passage qu’Orchéron fili Orchale – Lobzal fili Lilea, tel était son premier et vrai nom selon Jozeo –, elle n’avait sûrement pas traversé les grandes eaux écartées par la puissance de Maran, alors par quel chemin était-elle venue ? Et que fabriquait-elle en compagnie de l’homme qu’ils pourchassaient maintenant depuis plus de deux semaines ? Ils s’étaient promis de l’interroger dès qu’ils auraient opéré la jonction, mais elle n’avait pas eu le réflexe de se cacher quand l’umbre avait jailli du fond obscur de la gorge, et elle avait subi le sort des imprudents ou des individus que la malédiction de leur lignée condamnait à l’exposition en haut de l’Ellab. Ils le regrettaient tous les deux, Jozeo parce qu’il aurait aimé lui donner la bénédiction de Maran, Ankrel parce qu’il aurait voulu connaître les motifs de sa présence au fond de cette gorge.
« Plus vite, ou il va disparaître dans cette saloperie noire ! gronda Jozeo.
— Et alors ? demanda Ankrel.
— Et alors ? Tu ne comprends donc pas que nous sommes dans le lit des umbres ? Que nous ne pourrons pas le suivre ? »
Ils n’avaient pas pris de repos depuis qu’ils avaient abandonné les yonks. La fatigue alourdissait les membres d’Ankrel, lui pesait sur la nuque et les épaules, l’entraînait à commettre des imprudences de plus en plus fréquentes dans les passages difficiles. Mais il y avait de l’exaltation dans cette poursuite au milieu des roches inondées de lumière, dans ce décor écrasant, dangereux, où les gestes les plus simples recouvraient leur importance fondamentale, comme devant une harde de yonks lancés au grand galop.
Enivré par la fièvre de la chasse, Jozeo prenait maintenant des risques inconsidérés, sautait sur les saillies sans prendre le temps d’en vérifier la solidité, bondissait de corniche en surplomb, donnait l’impression de prendre son élan pour plonger dans le flot sombre, se rapprochait de plus en plus de son gibier.
Distancé, hors d’haleine, Ankrel s’arrêta pour observer son aîné. Il crut une première fois qu’il allait s’abattre sur le fuyard, mais celui-ci lui échappa en glissant le long d’un mur étincelant. Le lakcha emprunta le même chemin et se reçut à son tour une dizaine de pas plus bas sur une large plate-forme.
Le torse basculé par-dessus un éperon, Ankrel les vit apparaître et disparaître à tour de rôle pendant un petit moment derrière les rochers. Jozeo faillit parvenir à ses fins à plusieurs reprises, mais l’autre s’arrangea toujours pour garder quelques pas d’avance, se jetant dans des voies à première vue impossibles, comme s’il connaissait parfaitement les lieux.
Le silence, presque palpable, absorbait les jurons de dépit de Jozeo.
« Plus vite, plus vite », murmura Ankrel.
Ses encouragements n’allaient pas au lakcha mais au fuyard. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il ne souhaitait pas la capture de l’homme traqué par les protecteurs des sentiers. Jozeo ne le tuerait pas, du moins tant qu’il aurait besoin de lui pour la chasse aux umbres, mais Ankrel trouvait injuste de l’empêcher de s’enfoncer dans le fleuve de ténèbres et de s’engager sur son sentier. Les frères de Maran ne devaient pas s’interposer par crainte de perdre leur mainmise sur les plaines du Triangle, cette même peur qui avait poussé les cercles des lakchas à exterminer les descendants de l’Agauer et à interdire la réunion des deux peuples aux mêmes origines.
Ankrel les vit rouler enchevêtrés sur une corniche étroite juste au-dessus du fond obscur de la faille. Il pensa que la cause était entendue, que le fils préféré de Maran avait encore une fois triomphé, mais la veste rougeâtre du fuyard s’agita soudain, se métamorphosa en une créature vivante qui fila se réfugier au milieu des rochers. La surprise engendra chez Jozeo un instant de flottement qu’exploita aussitôt son adversaire pour le renverser, se relever et, d’un bond, disparaître dans le fleuve de ténèbres.
CHAPITRE XXX
TRAMES
Aux responsables des cercles.
Frères,
Les exemples se sont multipliés ces derniers temps de nos frères qui ont abandonné le masque et la craine. Il n’y a là rien de très alarmant pour l’instant : il arrive souvent que les âmes faibles renoncent au moment de toucher les dividendes de leur action, comme si elles avaient peur de ce triomphe qu’elles avaient appelé de leurs vœux, comme si elles craignaient de tout perdre en recevant leur juste part. Cependant, d’autres pourraient prendre exemple sur ces renégats et agrandir la brèche. Il vous revient de juguler ce qui n’est pour l’instant qu’un faible écoulement mais qui risque, si on n’y prend garde, de se transformer en hémorragie. Nous comptons donc sur vous pour prendre les mesures nécessaires. Un bon exemple valant toujours mieux qu’un long discours, nous vous recommandons de réserver un châtiment public, si possible spectaculaire, aux hommes de votre connaissance qui auraient cédé à cette impulsion de sortir de nos rangs. Il faut que nos frères sachent qu’on ne peut pas impunément abandonner le service de Maran. L’enfant-dieu ne descendra parmi nous qu’à la condition de lui présenter un visage uni fervent. Vous devez donc agir envers les déserteurs comme envers les lignées maudites. Les traquer dans les domaines où ils sont retournés, ou encore dans les plaines où ils sont réfugiés. De votre promptitude, de votre sévérité dépend en grande partie l’intégrité de notre fraternité. Soyez implacables, frères, le moment n’est pas venu de fléchir. Maran saura récompenser ses fils les plus zélés.