Les averses de cristaux qui tombent sans interruption depuis plusieurs jours ont retardé nos projets – et on peut leur imputer sans doute une partie de ces désertions. Les mathelles prisonnières à Chaudeterre nous ont été amenées par les réseaux souterrains, mais nous devrons attendre le retour de la saison sèche pour les exposer sur l’Ellab et organiser la grande cérémonie dont nous parlions dans notre précédente missive. Nous nous contentons pour le moment de les maintenir en détention.
Le regard de l’enfant-dieu est fixé sur vous, frères. Ne le décevez pas. Que le nom de Maran retentisse jusqu’à la fin des temps.
Orchéron ne voyait rien, mais les images transmises par Double-Poil lui permettaient de s’orienter sans trop de difficulté au fond de la faille. Il marchait dans ce qui lui semblait être l’ancien lit d’une rivière, inégal, jonché de grands rochers noyés de ténèbres.
Sans la diversion de Double-Poil, il n’aurait pas échappé à l’étreinte implacable du lakcha qui l’avait rattrapé. Un homme qui n’avait rien d’un colosse mais qui possédait une force hors du commun et dont la volonté de fer transpirait dans le regard et les gestes. Le chasseur n’avait pas eu l’intention de l’égorger, du moins pas tout de suite, il s’était contenté de lui poser la lame de son grand poignard sur la gorge. Puis Double-Poil s’était rétracté, faufilé entre les deux hommes, éloigné dans les rochers. Il n’avait sans doute pas supporté les pensées affolées de son hôte, qui auraient encombré sa mémoire de souvenirs désagréables. Son initiative avait en tout cas surpris le lakcha qui s’était redressé et avait relâché son étau. Orchéron l’avait aussitôt désarçonné d’un puissant coup de bassin, s’était relevé, avait sauté dans le fleuve de ténèbres, s’était reçu un peu plus bas sur une autre corniche où Double-Poil l’avait rejoint quelques instants plus tard.
La créature avait montré à son hôte un passage vers le fond de la gorge, puis ils avaient parcouru plusieurs lieues dans une obscurité silencieuse et glaciale. Orchéron avait perdu la notion du temps depuis qu’il évoluait dans le cœur de cette nue à fois dense et impalpable. Tantôt il avait l’impression d’errer sans but depuis des jours voire des mois, tantôt de revenir à son point de départ et de recommencer depuis le début. Les informations délivrées par Double-Poil étaient désormais ses seuls points de repère. Sans la mémoire de son parasite, et sans la protection de sa lignée, il aurait été dépecé, morcelé, déchiqueté par ces flux changeants, par ces ondes contradictoires et glaciales qui s’insinuaient au plus profond de lui et qui, comme les insaisissables pinces au début de ses crises, lui cisaillaient les nerfs. Il éprouvait à nouveau cette souffrance indicible qui débouchait habituellement sur une incontrôlable réaction de violence mais qui, au fond de cette faille, exacerbait sa volonté, sa détermination.
La pensée d’Alma l’occupait tout entier. Il n’hésiterait pas à s’engager sur le chemin des chanes, à fouiller les enfers de l’amaya s’il le fallait, mais il la rechercherait où qu’elle fût. Leurs sentiers se rejoignaient dans ce monde ou dans un autre, et, après avoir franchi la porte, après avoir mis un terme à la malédiction de sa vie, il n’aurait pas d’autre but que de la retrouver.
Après que Double-Poil lui eut transmis l’image de la bouche béante et traversée de convulsions, il perçut des vortex d’énergie qui lui faisaient l’effet de courants à la puissance phénoménale. Il s’arrêta, tenta encore d’accoutumer ses yeux à l’obscurité, ne distingua rien d’autre qu’une agitation tumultueuse, un magma de forces ténébreuses.
Double-Poil, qui avait surmonté ses terreurs ancestrales pour l’accompagner jusque-là, choisit ce moment pour l’abandonner. Orchéron était désormais seul dans le cœur des ténèbres, seul face à lui-même. Il tenta d’expulser sa peur et sa souffrance d’une longue expiration, puis, après une dernière pensée pour Alma, il s’avança vers la porte des umbres.
Plusieurs points lumineux se détachaient du scintillement infini, reliés entre eux par des fils, brillants eux aussi mais ternis par endroits. L’ensemble évoquait la trame d’une étoffe courbée, déformée, gondolée. Orchéron n’aurait pas su dire s’il la contemplait à l’intérieur ou à l’extérieur de lui. Il ne se percevait plus en tant que corps mais en tant que courant d’énergie, propulsé à une vitesse effarante dans des passages qui débouchaient en différents endroits de la trame. Ces déplacements se superposaient à ses premiers sauts dans le temps, à celui qui l’avait projeté de la colline de l’Ellab jusqu’au bord de la rivière Abondance, à celui qui l’avait expédié du pied de l’Ellab jusqu’aux plaines du Triangle, à celui qui l’avait déposé sur le bord des grandes eaux orientales, à celui qui l’avait emmené sur le deuxième continent. Il fusait dans des couloirs infinis à l’intérieur d’un labyrinthe aux dimensions de l’univers, et dans un déploiement de souffrance absolue. Il empruntait les passages des umbres, des soldats du temps, mais la physiologie humaine n’était pas faite en principe pour supporter de telles distorsions. Les bouches le happaient sans lui laisser le temps de se reconstituer, et il s’étirait comme un interminable fil de douleur qui perdait à chaque fois davantage de son intégrité, de sa lucidité.
L’enveloppe protectrice que lui offraient sa lignée, ses gènes, lui avait suffi pour résister aux umbres sur le nouveau monde, mais elle volait en éclats sous la répétition de ces accélérations foudroyantes. Il avait l’impression d’avoir vieilli de plus de dix mille ans en quelques instants, à moins encore que ces quelques instants n’eussent réellement duré dix mille ans. Il avait perdu toute notion de chronologie, de commencement et de fin, il rencontrait des difficultés grandissantes à rassembler ses pensées éparpillées.
Les scintillements de la trame émettaient des sons qui formaient un chœur à l’ineffable beauté. Il le percevait à chaque fois qu’un courant le rejetait à l’extérieur d’une bouche, puis, à nouveau happé, projeté sur des distances inconcevables, il replongeait dans le cœur de sa souffrance, il redevenait ce fil fragile sur le point de se rompre, de se disperser à jamais dans le labyrinthe. Il se vidait de sa mémoire comme des grains de manne s’échappant d’un sac. Ses petits sauts sur le nouveau monde avaient engendré des blocs compacts de souvenirs qui se désagrégeaient peu à peu. Il avait bel et bien vécu pendant les trois ans qui séparaient son exposition avec sa mère Lilea sur la colline de l’Ellab et le moment où Aïron l’avait recueilli sur le bord d’Abondance. Les umbres avaient détruit ses liens, il s’était relevé, il avait dévalé la pente de la colline, une jeune fille l’avait installé dans une cabane et nourri pendant un an, puis il avait vu s’approcher des hommes et la jeune fille en pleurs, il avait compris qu’ils le recherchaient et il s’était enfui à travers les champs de manne sauvage. Il avait rôdé encore un an dans les parages d’un mathelle, dormant dans une grotte proche, volant des fruits et des pains, buvant la nuit l’eau des fontaines, observant avec envie les enfants qui se promenaient en compagnie de leurs mères dans les allées fleuries. Surpris par un groupe de garçons qui ne l’avaient pas dénoncé, il avait enduré pendant quelques mois leurs sévices cruels avant d’errer à nouveau sur les plaines et de rencontrer Aïron au bord de la rivière. Il s’était d’abord enfui, mais Aïron, que sa stérilité rendait malheureux, l’avait rattrapé et lui avait proposé de devenir son père adoptif. Et puis il y avait eu sa mère Orchale, bonne, généreuse, il y avait eu surtout Mael, espiègle, jolie, avec laquelle il avait noué une complicité immédiate.