Les ténèbres avaient continué de décroître et de s’éclaircir en même temps, dévoilant peu à peu le fond de la gorge. Avant d’entamer leur descente, les deux lakchas avaient attendu d’apercevoir l’ancien lit d’une rivière jonché de grands rochers translucides. La lumière de Jael avait empli toute la faille et dissipé les dernières aires de pénombre.
Ils avaient alors dévalé la paroi jusqu’en bas, empruntant tour à tour les murailles verticales et les voies moins raides entre les rochers. Les ténèbres avaient abandonné un froid intense comme seul vestige de leur règne. Ils avaient suivi l’ancien cours de la rivière en direction de l’est et laissé le disque flamboyant de Jael derrière eux.
« Eh, eh, il faut toujours se fier à son instinct… »
Les rochers les avaient jusqu’alors empêché de voir l’homme et la femme allongés sur le ventre devant la porte. Nus tous les deux, ils remuaient faiblement mais ils restaient incapables de se relever, comme s’ils avaient abusé de l’alcool de manne. Jozeo tira son poignard et se dirigea vers l’homme, qu’il retourna sur le dos de la pointe de sa botte. Ankrel reconnut leur gibier, Orchéron fili Orchale, ou Lobzal fili Lilea. Il n’avait pas changé physiquement mais il avait perdu son regard d’homme traqué. Dans ses yeux clairs se lisaient une grande sérénité, une immense confiance, bien qu’il ne fût pas en position de se défendre contre ses deux poursuivants. Cet homme-là n’avait pas peur de la mort et moins encore de la vie. Ankrel observa rapidement la fille : petite, menue, des cheveux blonds, une peau claire, un regard à la fois perçant et compatissant, une beauté originale, émouvante. C’était bien la même femme qu’ils avaient aperçue la veille et qui avait été enlevée par l’umbre. Il aurait aimé découvrir l’amour avec quelqu’un comme elle, dans l’obscurité silencieuse et parfumée d’une chambre, dans un long froissement de tendresse.
« Tu nous as facilité la tâche, Orchéron ou Lobzal », s’exclama Jozeo.
Il appuyait chacun de ses mots d’une pression de sa botte sur la poitrine de l’homme à terre.
« Tu nous as débarrassés du nid des umbres. Nous n’avons plus besoin de toi. Nous allons donc éteindre une fois pour toutes ta lignée, la lignée maudite issue de Lahiva et d’Elleo, les deux fautifs qui ont engendré ton grand-père. Et c’est mon jeune frère qui va te délivrer de tes chaînes familiales. Moi, j’ai mieux à faire : je dois donner la bénédiction de Maran à notre charmante amie. »
Il se retourna vers Ankrel, les lèvres étirées en un sourire cruel.
Le jeune lakcha tira à son tour son poignard et s’approcha à pas lents d’Orchéron.
« Si je comprends bien, les frères de Maran vont recueillir les bénéfices d’une action qu’ils n’auront pas menée, lâcha Ankrel.
— Le nouveau monde sera à la fois débarrassé des umbres et de sa dernière lignée maudite, gloussa Jozeo. C’est ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups. Une nouvelle preuve de la puissance de Maran. Comme l’écartement des grandes eaux orientales. »
La fille s’agita sur le sol, ouvrit la bouche, mais aucun son ne franchit sa gorge. Orchéron et elle paraissaient écrasés par la gravité du nouveau monde.
« Quel sera le prix de ta récompense, Jozeo ? »
Le lakcha eut un rictus qui plaqua sur son visage une fugitive expression de démence.
« Je serai moi aussi purifié, petit frère.
— De quoi ?
— Peu importe. J’aurai éteint la malédiction en moi.
— Et si les umbres revenaient ? Qui nous apprendrait à les chasser ?
— Maran les en empêchera. Il en a autant le pouvoir que le Qval. Tue ce bâtard maintenant, donnons la bénédiction à la fille puis rentrons à Cent-Sources. »
Ankrel embrassa la gorge d’un long regard. Maintenant que le fleuve de ténèbres s’était asséché, elle brillait comme une monumentale, comme une triomphante cicatrice de lumière. Le nouveau monde recelait des trésors sous ses dehors les plus sombres, tout comme l’âme humaine. Il fallait simplement apprendre à mieux les connaître, à mieux les aimer.
« Qu’est-ce que tu attends, petit frère ? »
Ankrel s’accroupit au-dessus d’Orchéron, leva le bras, l’abattit de toutes ses forces, dévia la course de sa lame au dernier moment et frappa Jozeo juste au-dessus du genou. Le lakcha se jeta en arrière, pas assez vite pour empêcher la lame de lui entailler la cuisse mais suffisamment pour éviter qu’elle ne s’enfonce en profondeur. Il roula sur lui-même en poussant un hurlement et se releva quelques pas plus loin, pâle, les traits tendus, le regard noir.
« Nous y voilà, petit frère ! cracha-t-il. Les émotions, hein ? Je croyais que tu deviendrais ce guerrier indomptable et pur que ma lignée m’interdisait d’être. Que tu deviendrais le fils préféré de Maran. »
Ankrel se redressa à son tour et, sans quitter Jozeo des yeux, se déplaça sur le côté de manière à s’éloigner du couple allongé.
« Pauvre fou, dit-il d’une voix calme. J’ai fait tout ce chemin pour te mettre hors d’état de nuire comme un animal enragé !
— Tu te sens donc de taille à me tuer, petit frère ? Je t’aurai au moins appris la témérité… »
Jozeo ne bougeait pas, mais Ankrel ne relâchait pas sa vigilance : le lakcha avait bondi sans élan sur Mazrel par-dessus le puits des quatre doigts, et, même si la tache de sang continuait de s’épanouir au-dessus du genou sur son pantalon de peau, il pouvait encore se montrer dangereux. Il était devenu son adversaire, la mort de l’un ou de l’autre devait maintenant sanctionner leur étreinte, mais Ankrel continuait de le considérer comme un modèle, comme un reflet accompli de lui-même.
« Je vais t’égorger, petit frère, poursuivit Jozeo. Car c’est tout ce que tu mérites finalement. Être égorgé comme un yonk. Tu es une bête perdue en dehors du troupeau.
— Je préfère encore… »
Jozeo s’était élancé avant d’avoir achevé sa phrase, avec une telle soudaineté qu’Ankrel tarda à réagir. Il reçut les jambes du lakcha de plein fouet sur la poitrine et bascula en arrière. Il posa la main au sol pour amortir sa chute et se redresser, mais Jozeo, plus prompt, se précipita sur lui et lui percuta les côtes de ses deux genoux. Le choc lui coupa le souffle. Il eut cependant le réflexe de ramasser une poignée de terre et de la lancer devant lui. La poussière gifla les yeux de Jozeo juste au moment il s’apprêtait à lui planter sa lame dans le cou. Ankrel agrippa les cheveux de son aîné et tira de toutes ses forces. Jozeo résista un petit moment avant d’être entraîné et de basculer vers l’avant. Ils se séparèrent et se relevèrent à l’issue d’une roulade tumultueuse, haineux, essoufflés, exténués par la violence de l’effort.
« Tu peux… tu peux encore tourner ta colère contre les ennemis de Maran », haleta Jozeo après avoir réprimé une grimace.
Il consacrait une partie de son énergie à lutter contre la douleur à sa jambe, et c’est là, dans cette brèche, qu’Ankrel décida de s’engouffrer.
« Les seuls ennemis de Maran, ce sont ceux qui se prétendent ses frères. »
Il feignit de porter une attaque du côté faible de Jozeo, qui eut un mouvement de recul, puis il pivota sur lui-même, imprima un mouvement circulaire à son bras et frappa le lakcha juste en dessous de la mâchoire. La lame cette fois s’enfonça jusqu’à la garde et la violence du choc le meurtrit de la main jusqu’au coude. Jozeo avait amorcé une riposte qui se perdit dans le vide et l’entraîna dans une succession de pas chancelants. Dans le dernier regard qu’il leva sur lui, Ankrel crut discerner de la surprise et de la gratitude.
Suffoqué par les larmes, le jeune lakcha raconta son histoire à Orchéron et Alma, sans omettre le viol de Mael dans la grange en ruine et le meurtre de la ventresec et de son enfant. Lorsqu’il relata l’épisode du passage des grandes eaux, Alma lui dit qu’il avait pris pour un miracle ce qui n’était qu’un phénomène naturel.