« Je t’attends, Orché. »
Les bras tendus, les yeux implorants, Mael ne l’invitait pas seulement à venir s’allonger à ses côtés sur la paille. Ils en avaient fini avec les jeux de l’enfance. À chaque baiser, à chaque caresse, à chaque frôlement, ils risquaient désormais de rompre les amarres, de voguer sur des courants violents qui, Orchéron en était convaincu, les précipiteraient dans un puits d’amertume. Même s’ils n’étaient pas frère et sœur de sang, personne dans le domaine n’accepterait leur liaison, parce que personne, à Cent-Sources et dans les autres mathelles, ne tolérerait l’union d’un homme et d’une femme portant le nom de la même mère. La présence de ce chasseur à la mine sinistre qu’il avait aperçu en grande discussion avec Orchale sur la terrasse avait déclenché en lui une sonnerie d’alarme.
« Je veux d’abord voir les umbres », murmura-t-il, la gorge nouée.
Elle se redressa sur un coude et retira délicatement les balles de manne collées à ses seins. Bien qu’à trois ou quatre pas d’elle, il percevait son odeur, reconnaissable mais plus forte que d’habitude, grisante, presque oppressante.
« Nous sommes déjà fous d’être restés ici, chuchota-t-elle. Maman doit être inquiète. Elle ne me le pardonnera jamais s’il t’arrive quelque chose. »
Elle le fixa d’un air provocant, dénoua son sous-vêtement et s’en servit comme d’un linge pour s’essuyer le corps.
« Cesse de faire l’enfant, Orché. Viens. »
Orchéron eut l’impression que son souffle précipité résonnait dans le silence du silo avec la force d’un vent d’Agauer. L’envie le tortura de se ruer sur Mael, d’égarer ses mains et ses lèvres sur sa peau cuivrée, de plonger la tête entre ses cuisses, de goûter son fruit fendu, de se débarrasser de son propre pagne, de s’offrir au désir de sa sœur. Puis il ressentit dans la poitrine une piqûre familière, ténue pour l’instant, comme une épingle de corne enfoncée dans le cœur, poussa un gémissement assourdi, renversa la tête en arrière et s’adossa au montant de la lucarne dans l’attente de la crise. Pour l’avoir expérimenté un nombre incalculable de fois, il connaissait parfaitement le processus implacable de ces poussées de souffrance qui le terrassaient parfois pendant près d’une semaine. La douleur, indicible, insoutenable, commençait par ce petit pincement dans la région du cœur, s’étendait rapidement à la poitrine, progressait en même temps vers le cerveau et le bassin, se propageait enfin dans ses membres pour le saisir tout entier et le précipiter dans un gouffre où des courants froids semblaient dénuder et mordre chacun de ses nerfs. Après une première réaction de révolte, une colère incontrôlable qui l’entraînait à frapper murs, piliers, portes, yonks, hommes ou femmes dont le seul tort était de passer à portée de ses poings, il s’affaissait comme un sac vidé de ses grains sur la terre battue de la cour, sur les bottes de manne d’un silo ou sur le parquet de sa chambre, il restait prostré pendant des nuits et des jours entiers sans boire ni manger, sans faire autre chose qu’émettre des geignements à fendre l’âme et verser des larmes intarissables. On l’avait parfois retrouvé étendu dans l’étable, souillé d’excréments de yonk, ou recroquevillé sur le bord de la rivière Abondance qui déroulait ses méandres à une demi-lieue du mathelle. Le seul soin qu’on pouvait alors lui donner était de lui étaler une couverture de laine sur le corps pendant l’hivernage ou lui verser un peu d’eau fraîche sur le visage pendant la saison chaude.
« Orché, est-ce que ça va ? » souffla Mael.
Il lui ordonna, d’un ample mouvement du bras, de s’éloigner. Dégrisée, elle se releva, enfila son sous-vêtement et sa robe sans prendre le temps d’épousseter les barbes et les brins de manne. Il partageait tout avec elle, sauf ces phases d’abattement pendant lesquelles il ne la reconnaissait plus. Elle avait tenté à plusieurs reprises de le rejoindre de l’autre côté de son mur de souffrance, mais il ne lui adressait aucun signe, il ne présentait aucune prise, aucune faille, et elle avait dû se résigner à le laisser seul dans son inaccessible ailleurs.
« Rentre au moins à l’intérieur avant qu’il ne soit trop tard », cria-t-elle, les larmes aux yeux.
Submergé par la douleur, Orchéron martela le montant de la lucarne à coups de poing, puis, comme cela ne le soulageait pas, il se laissa tomber sur le plancher, souleva une botte de manne et la projeta avec une force inouïe vers le fond du grenier. Les yeux exorbités, la lèvre supérieure retroussée, il avait l’air d’un fou en cet instant, d’un être possédé par les démons de l’amaya, d’un homme capable d’arracher la tête de quelqu’un sans même s’en apercevoir. Constatant qu’il s’était enfin placé hors de portée des umbres, Mael engagea les jambes dans l’ouverture carrée du grenier, dévala l’échelle aux larges barreaux et courut s’enfermer dans la petite construction en bois qui, alimentée par une canalisation, servait à la fois de lieux d’aisance et de point d’eau.
Orchéron passa sa colère sur une vingtaine de bottes avant de s’effondrer, vaincu par la souffrance, aussi faible qu’un yonkin nouveau-né, aux prises avec la sensation atroce d’être dépecé vivant par des pinces minuscules. Puis un éclair de lucidité le traversa et il décida de ramper jusqu’à la lucarne pour assister au passage des umbres. Les prédateurs volants l’attiraient depuis que son père adoptif l’avait recueilli au bord de la rivière Abondance, mais, à cause de la terreur qu’ils lui inspiraient, il avait toujours reculé le moment de les contempler, de les affronter.
Franchir la courte distance qui le séparait de l’ouverture lui demanda de la volonté et du temps. À chacune de ses reptations, il roulait dans un buisson aux épines vénéneuses, déchirait un peu plus le tissu profond de son être. Son seul repère visuel était le cercle de lumière mauve écrasé sur le plancher et jonché de brins de manne. Il n’entendait pas d’autre bruit que les claquements de ses coudes, de ses genoux, les chuintements de son torse et de son bassin sur les lattes de bois. Une fois arrivé au bas du mur, il se redressa tant bien que mal en s’agrippant aux saillies des pierres. Il se tenait dans l’œil instable d’un tourbillon de formes et de couleurs. Ou, plus exactement, au centre d’une immense spirale qui happait les plans verticaux et horizontaux, les zones d’ombre et les taches de lumière, les courbes des bottes de manne et les stries parallèles du grenier… Qui le projetterait bientôt dans le cœur même de la souffrance et ne le relâcherait qu’au bout de plusieurs jours, exténué, broyé, comme une branche morte pulvérisée par une tempête de cristaux de glace.
Il résista, agrippé à sa décision de contempler les umbres, poussé par le désir inconscient, peut-être, de mettre un terme définitif à ces effroyables crises. Les prédateurs volants lui offraient l’opportunité de s’engager sur le sentier des chanes. Personne ne connaissait la signification exacte du mot « chanes » : pour les uns ils étaient les amayas, les démons grinçants de l’espace, pour d’autres ils se chargeaient de guider les âmes des défunts dans l’au-delà, pour d’autres enfin ils représentaient les Qvals, les gardiens de l’eau bouillante. Chacun savait cependant qu’ils symbolisaient le huitième chemin, celui de la mort et de la renaissance. L’idée avait déjà effleuré Orchéron de se planter un couteau de corne dans le cœur, de se jeter dans la rivière Abondance avec une pierre attachée au cou ou de se pendre à la branche d’un jaule, mais à chaque fois un sentiment confus d’échec, de culpabilité, et la pensée de Mael l’avaient retenu de passer à l’acte.
Il se laissa choir sur le rebord de la lucarne et s’adossa au montant de bois. Bercé par la brise, le volet oscillait sur ses gonds de pierre et grinçait doucement contre le mur. Il eut besoin d’un peu de temps pour s’accoutumer à la luminosité pourtant déclinante. Le contraste entre la chaleur lourde du crépuscule et le froid incisif qui se propageait sous sa peau le suffoqua. Sous ses yeux s’étalait une mosaïque de couleurs fuyantes dans laquelle il croyait discerner l’ocre des toits et de la terre battue, le jaune vif des frondaisons des jaules, les touches rouges, dorées ou bleu nuit des massifs de fleurs, le mauve assombri du ciel, le brun sombre des chemins, le blanc soyeux des champs de manne tardive.