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Du nouveau monde il ne connaissait rien d’autre que le domaine d’Orchale. Son existence y avait commencé à l’âge supposé de onze ans. Il n’avait aucun souvenir de sa vie d’avant, de l’endroit où il avait égaré ses premières années, de la femme qui lui avait donné le jour. À chaque fois qu’il avait tenté d’explorer cette partie amputée de sa mémoire, une crise s’était déclenchée, si bien qu’il avait renoncé à exhumer son passé, que son histoire se confondait avec son adoption, avec les travaux du mathelle rythmés par les saisons et les enseignements de Karille, la djemale, avec les cris et les rires de ses frères et sœurs, avec la tendre complicité de Mael. Il avait entrepris depuis peu sa formation de potier. Il aimait plonger les mains dans la terre rougeâtre et grasse, façonner les fonds plats, faire naître des formes rondes, ventrues, avec les bandes roulées, lisser les surfaces internes et externes, sculpter les anses, graver et peindre des motifs sur les jarres ou les vases exposés à la chaleur de Jael et vernis avec une substance végétale avant d’être cuits au four. Mais ni les petites joies de la vie quotidienne ni la bienveillance de ses parents adoptifs, ni même les sentiments de Mael ne suffisaient à lui faire oublier son calvaire. Les belladores, les guérisseuses errantes, n’avaient pas trouvé d’explication à ces crises récurrentes, et les soins qu’elles avaient dispensés, herbes, minéraux, massages, bains de boue, rituels, n’avaient donné aucun résultat.

La mort était sans doute la meilleure, la seule solution.

Un mouvement attira son attention au-dessus des toits. Il crut d’abord que des trous s’étaient ouverts dans le ciel, que des portes s’étaient entrebâillées sur une nuit perpétuelle, puis les formes se déplacèrent avec une telle rapidité qu’il lui sembla les apercevoir dans deux endroits à la fois. Partagé pendant quelques instants entre la terreur et la souffrance, il se cramponna à une pierre d’angle pour ne pas dégringoler de la lucarne.

Trois umbres survolaient le silo, aussi légers et silencieux que des nuages. Pas un mouvement, pas un bruit n’agitait désormais le domaine. Les courants glacés et puissants qui se diffusaient dans la chaleur écrasante ne soulevaient aucun friselis, aucun tourbillon. Impalpables, inexorables comme une essence de froid. Rien à voir avec les rafales hurlantes qui soufflaient depuis l’Agauer pendant l’hivernage.

Orchéron écrasa ses larmes d’un revers de main et contempla les prédateurs volants pendant un bon moment. Longs corps renflés en leur milieu, pointes triangulaires à l’avant, sorte de panache translucide et ondulant à l’arrière. Comme ils ne semblaient pas décidés à bouger, il surmonta sa douleur et son vertige pour se relever et, en équilibre précaire sur le rebord de la lucarne, il agita les bras et hurla :

« Qu’est-ce que vous attendez pour venir me chercher ? »

Sa voix sanglotante se prolongea dans le silence comme au fond d’un ravin. Il crut se rendre compte qu’un des umbres fondait sur lui.

CHAPITRE IV

LAKCHAS

Vénérée Qval Frana,

Voici donc le complément d’informations que je vous avais promis. J’espère que vous me pardonnerez ma brièveté, mais la création d’un mathelle requiert une énergie considérable et je m’explique maintenant pourquoi tant de femmes choisissent de rester attachées au domaine d’une autre plutôt que de fonder le leur : la matière soumet la résistance physique et l’équilibre mental à rude épreuve. Mais j’écris à la femme chargée de la responsabilité de Chaudeterre, à la gardienne d’un enseignement séculaire, à la mère spirituelle de centaines de djemales, et je prends conscience, en couchant ces mots sur le rouleau, de ce qu’il faut de grandeur d’âme et de dévotion pour diriger une organisation de cette envergure, je prends conscience, vénérée Qval, de votre force de caractère, de votre générosité, de votre… beauté, et je rends aujourd’hui l’hommage que je n’ai pas su vous rendre du temps où j’avais l’incommensurable honneur de vivre à vos côtés, de vous parler, de respirer le même air que vous.

Brièveté, disais-je : j’ai donc sollicité l’agrément des protecteurs des sentiers dans le projet de fonder mon domaine. Il a suffi qu’Andemeur répande la rumeur de mes intentions pour qu’un soir deux hommes affublés de masques d’écorce et vêtus de robes grossières (pour ne pas dire ridicules) s’introduisent dans la chambre de mon futur constant, m’ordonnent de me rhabiller et me bandent les yeux. Andemeur m’a encouragée à les suivre sans résistance. Lorsqu’à l’issue d’une marche exténuante ils m’ont enfin retiré le bandeau, j’étais entourée d’une ronde de masques d’écorce éclairés par des solarines. Je ne suis pas parvenue à identifier l’endroit où ils m’avaient conduite : la grange délabrée d’un domaine à l’abandon ? Une de ces grandes cabanes bâties par les chasseurs sur la piste des troupeaux de yonks ? De leurs voix déformées, caverneuses, ils ont commencé à me poser des questions, d’abord sur les raisons qui me poussaient à fonder mon mathelle, ensuite sur mon passé de recluse. Ils savaient en effet que j’étais une ancienne djemale – j’ignore de quelle manière ils ont obtenu ce renseignement ; par Andemeur ? par une sœur séculière ? – et semblaient très intrigués par les mystères de Chaudeterre. Je leur ai répondu de manière à contenter leur curiosité sans rien dévoiler de notre enseignement, de nos règles, de nos pratiques. En réalité, je m’en suis tirée avec un pieux mensonge, prétendant que j’étais une mauvaise disciple de Djema et que mon incapacité à me plier à la discipline communautaire m’avait valu une exclusion fracassante, définitive.

C’était une véritable humiliation, Qval Frana, que de subir l’interrogatoire de ces rustres dissimulés derrière leur masque. Ils m’ont harcelée de questions intimes touchant à ma sexualité de djemale, essayant visiblement de m’extorquer l’aveu d’amours exclusivement féminines et traitées par eux d’abominables, de contraires aux lois du nouveau monde. J’ai, bien sûr, eu connaissance de telles amours dans l’enceinte du conventuel, et je n’en blâme pas mes sœurs, qui ont parfois un trop-plein de tendresse à épancher, mais j’ai soutenu le contraire devant les protecteurs des sentiers – il semble que le mensonge soit parfois la meilleure façon de célébrer l’instant présent – car j’ai senti qu’ils cherchaient un prétexte pour salir l’image de Djema et, par conséquent, diminuer l’influence de notre… de votre ordre sur la population du nouveau monde. Je doute qu’ils aient ajouté foi à mes propos, mais au moins je suis certaine de ne pas leur avoir offert l’opportunité qu’ils attendaient. D’ailleurs, s’ils ont fini par m’accorder leur consentement, c’est sans doute parce qu’ils espèrent me gagner à leur cause et me faire revenir plus tard sur mes déclarations.

Qu’ils n’y comptent pas ! Leur puissance et leur arrogance sont certes alarmantes – elles devraient vous inciter à préparer votre défense, Qval Frana, à lever une armée secrète en vous appuyant sur votre capital de sympathie auprès de la majorité des habitants du nouveau monde –, mais ni la menace ni les représailles ne m’entraîneront sur le sentier de la trahison, du déshonneur. J’ai bien l’intention d’ailleurs de les combattre à ma manière, avec l’aide d’Andemeur, des autres constants qui viendront un jour se fixer au domaine, des volages que j’aurai attirés sur ma couche. Je fourbirai mes armes de femme pour recruter mes bataillons, pour protéger mes frontières, mes permanents, mon cheptel et mes récoltes.