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Ankrel eut une pensée pour sa mère, servante dans un mathelle de Cent-Sources, frappée de stérilité après l’avoir mis au monde. Elle n’aurait plus personne à aimer s’il venait à disparaître, surtout pas les volages qui venaient parfois la rejoindre dans sa chambre, des hommes sans visage et sans nom dont elle se servait pour assouvir les besoins de son corps et oublier quelques instants son humeur mélancolique. C’était d’ailleurs la rencontre avec l’un de ces volages, un chasseur, qui avait poussé Ankrel à se lancer sur le sentier des lakchas. Fasciné par le récit des aventures de l’amant d’un soir, il s’était engagé dans une expédition à l’âge requis de vingt ans et, malgré l’opposition de sa mère, avait commencé son apprentissage. Il n’avait jamais regretté sa décision, même au cœur des nuits glaciales ou des jours torrides, même aux temps incertains des longues migrations des yonks. Il ne s’imaginait pas assis toute la journée devant un atelier de poterie, un métier à tisser, un monceau de peaux à tanner ou des lames de corne à affûter, il ne se voyait pas dans la peau d’un moissonneur, d’un cueilleur, d’un charpentier, d’un tailleur de pierre ou d’un constant. Seuls le mouvement perpétuel, les grands espaces, le fouet des rafales, les brûlures de Jael, les morsures des vents d’Agauer, la simplicité des bivouacs, bref, tout ce qui faisait l’existence fraternelle et rude des lakchas, avaient le pouvoir de l’exalter, de le griser.

Les yonks déboulèrent devant Ankrel et estompèrent la lumière du jour. Une odeur âpre l’enveloppa, le sol trembla sous ses pieds, les vibrations s’amplifièrent dans sa colonne vertébrale, dans son crâne, il fut soulevé de terre comme une brindille chahutée par le vent. Les jambes fléchies, les bras légèrement écartés, la main droite ouverte, la gauche refermée sur le manche de son couteau, il refoula une impulsion de panique et concentra son attention sur les animaux du bord du troupeau. Du coin de l’œil il vit un corps désarticulé rouler sous le déferlement des sabots. La mort sanctionnerait la moindre erreur, la plus infime hésitation.

« Entre le chemin des lakchas et le chemin des chanes, il n’y a que l’espace de ta décision », disait Jozeo.

Ankrel évalua la vitesse de course des yonks et porta le regard vers l’avant afin de choisir son premier gibier. Il repéra, une trentaine de pas plus loin, un animal légèrement à l’écart de la multitude, un mâle à en juger par son allure et la taille de ses cornes. Il l’observa jusqu’à ce qu’il franchisse les deux tiers de la distance, puis, sans le quitter des yeux, il se mit à courir légèrement de biais par rapport au troupeau, de manière à être lui-même lancé à toute allure lorsque sa proie arriverait à sa hauteur. L’espace d’un instant, il eut la sensation de battre avec le cœur de la gigantesque harde, de baigner dans son fleuve de sueur, de respirer ses milliers de souffles, de bondir au rythme de ses sabots. Le mâle approchait, les cornes en avant, les naseaux presque au ras du sol. Une bête magnifique, une dizaine d’années à première vue, une robe luisante d’un brun doré parsemée de taches noires, une toison courte sur le crâne et sur une partie de l’encolure, de longues cornes courbes, effilées, d’un blanc qui tirait sur le jaune, une masse imposante de muscles tendus, sculptés par l’effort.

Ankrel prit encore le temps de calculer le point d’impact et de répéter mentalement ses gestes avant de briser sa ligne de course et de plonger sur le côté. Il se projeta de tout son long contre le poitrail du yonk, enroula, presque dans le même mouvement, son bras droit autour de la puissante encolure, lança les jambes en l’air afin de les poser sur la partie supérieure du garrot et de mieux répartir le poids de son corps. L’odeur le suffoqua, le contact avec la robe tressautante et trempée de sueur le surprit, le blessa, l’affola. Il lui sembla que son visage, son torse, sa poitrine, son ventre, ses testicules et ses cuisses se frottaient aux branches piquantes d’un buisson, que chaque mouvement, chaque impact enfonçaient un peu plus profondément les épines. Le yonk poussa un beuglement, redressa la tête et, d’une violente ruade, essaya de se débarrasser de l’homme suspendu à son cou. Les jambes d’Ankrel perdirent leurs appuis, retombèrent jusqu’au sol où ses talons rebondirent comme des galets ricochant sur la surface lisse d’un étang. Il faillit lâcher prise, se souvint des conseils de Jozeo, exploiter l’effet de surprise, ne pas laisser à la bête le temps de se ressaisir, et, avec l’énergie du désespoir, piqua son poignard vers la jugulaire de l’animal.

Il éprouva le choc de la lame s’enfonçant dans le cuir, ressentit la surprise et la douleur du yonk avec une acuité saisissante, la brève crispation de ses muscles, le ralentissement pourtant imperceptible de son allure. Il décrivit deux cercles avec la lame pour agrandir la plaie, puis il la retira d’un coup sec de manière à laisser le sang s’écouler. Des flocons chauds, poisseux, lui arrosèrent les bras, la nuque, les épaules.

Le yonk rua une nouvelle fois, mais avec moins de conviction, et continua de galoper pendant un temps qui parut interminable à Ankrel. Ses jambes pendaient à terre, les crampes commençaient à tétaniser son bras droit qui supportait tout le poids de son corps. Pourtant il ne pouvait pas lâcher, pas encore, car la vitesse de l’animal, trop élevée, risquait de le projeter sous les sabots de ses congénères. Il lui fallait résister pendant quelque temps, oublier le grondement assourdissant, les brûlures de sa peau qui continuait de se râper sur la robe rugueuse, les secousses qui ébranlaient sa colonne vertébrale et disloquaient ses épaules.

L’effondrement du grand mâle faillit le surprendre. Il le sentit soudain partir sur le côté – du bon côté – sans avoir été prévenu par un nouvel infléchissement de l’allure, puis s’affaisser de tout son long. Il eut tout juste le temps de se jeter au sol avant que l’animal ne l’écrase, roula sur lui-même et exploita son élan pour se relever une dizaine de pas plus loin. Il vit le yonk s’immobiliser dans les herbes couchées, brandit son couteau, poussa un hurlement de joie, un hurlement de fauve. Sa peau, sur le devant, avait pris une teinte rouge vif alarmante, ses muscles, ses os, ses tendons semblaient avoir été traînés pendant des heures sur un lit de cailloux. Légèrement étourdi, il regarda passer le troupeau sans réagir, puis, tiré de son hébétude par un cri perçant, il se souvint qu’il lui fallait tuer deux autres bêtes avant la tombée de la nuit, se ressaisit, oublia ses douleurs et sa fatigue pour chercher une autre proie du regard.

Le troupeau s’était légèrement éclairci, signe qu’il approchait de sa fin. Ankrel se désempêtra des membres inertes de la femelle et se releva, chancelant, couvert de sueur et de sang. Moins puissante que le mâle, elle s’était montrée beaucoup plus rétive, beaucoup plus combative. Elle avait arrêté sa course aussitôt qu’il s’était agrippé à son cou, s’était mise à cabrer, à donner des coups de tête, à tourner sur elle-même, à s’agiter dans tous les sens. Secoué, ballotté, il n’avait pas eu le temps de la frapper à la jugulaire, ses doigts avaient ripé sur le poil humide, il était tombé comme un fruit mûr. Elle l’avait piétiné de ses membres antérieurs avant de tenter de l’encorner. Il avait eu le réflexe de l’agripper par une corne et, contrairement à ce que lui avait conseillé Jozeo, de s’y suspendre de tout son poids pour l’empêcher de relever la tête. Elle avait mugi de colère et s’était lancée dans une série de ruades véhémentes, mais cette fois il n’avait pas lâché et, tout en essayant d’esquiver les coups de genou ou de sabot, il lui avait plongé sa lame à plusieurs reprises dans le poitrail, troquant cette élégance du geste qu’il admirait chez Jozeo pour une frénésie meurtrière. Criblée de coups, la yonkine avait fini par ployer, non sans avoir tenté d’entraîner son bourreau dans sa chute. Il avait réussi à se dégager d’un bond sur le côté, mais ses jambes étaient restées bloquées dans l’étau formé par le cou, l’épaule et l’un des membres antérieurs du cadavre.