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Eshvar se leva et s’avança d’une démarche chaotique vers les deux impétrants. Ankrel sut que l’ordre des noms n’avait vraiment aucune importance quand le vieil homme se dirigea vers lui et, de la pointe de la grande corne, lui toucha le front, le plexus solaire, le nombril et le pubis. Il devina – ou crut deviner – qu’ils étaient restés nus pour être marqués symboliquement dans leur chair et, rasséréné, il adressa un sourire radieux au chef de cercle.

« Nous fondons de grands espoirs sur toi, Ankrel, murmura Eshvar en lui rendant son sourire. Pas seulement Jozeo ou les membres de ce cercle, mais d’autres qui ont de grands projets pour l’avenir.

— Quels projets, lakcha ? »

Le vieil homme reposa la corne sur son épaule, un mouvement qui arracha un froissement prolongé à sa veste et à son pantalon de peau. Son odeur forte, imprégnée de relents de graisse de yonk, fouetta les narines d’Ankrel.

« Il est encore trop tôt pour t’en parler. Cette nuit, nous nous contenterons de manger et de boire pour célébrer ton succès.

— Notre succès, vous voulez dire ? » souffla Ankrel.

Deux pas plus loin, Vimor tendait désespérément le cou pour essayer de capter des bribes de leur conversation. Ankrel ne discerna pas la moindre trace de bienveillance dans le coup d’œil que décocha le chef de cercle à son compagnon d’épreuve.

« Votre succès, effectivement, chuchota Eshvar. J’avais… nous avions pensé que tu serais le seul à surmonter l’épreuve, mais apparemment nous avions sous-estimé le facteur chance. »

Le vieil homme se détourna, s’avança vers Vimor et le toucha à son tour de la pointe de la corne, mais, même s’ils tenaient à deux dans le cercle, même s’ils étaient deux à partager le rituel, Ankrel savait désormais que les chasseurs le regardaient comme le seul vainqueur de la nuit, comme le seul apprenti digne d’entrer dans le premier cercle, et cette certitude lui valut une exaltation encore plus éblouissante que la mort paisible de son troisième yonk.

CHAPITRE V

COUILLES-À-MASQUES

Après quatre mois d’un hivernage plus long que d’habitude, les vents de glace ont enfin cessé de souffler. Avant-hier, nous sommes sortis de la maison pour la première fois depuis vingt jours, autant dire une éternité.

Vingt jours pendant lesquels j’ai dû déployer des trésors d’imagination pour soustraire un peu de mon temps aux obligations familiales. Grâce au ciel, ou à mes gènes, ou à mon maître Artien, l’imagination est une matière dont je dispose en abondance, un filon qui n’est pas près de s’épuiser. Vingt jours pendant lesquels il nous faut accepter, si possible avec le sourire, cette promiscuité qui nous oblige à respirer l’haleine et l’odeur de tous les permanents du domaine. Vingt jours à subir les regards sournois ou lubriques des hommes, leurs frôlements insistants, leurs avances obscènes, leur arrogance de mâles. Deux fois dix jours à rassurer Elleo, à exploiter les moindres instants de répit pour le rejoindre dans une mansarde, éteindre sa jalousie grondante d’une caresse, d’un baiser, d’une promesse. Deux fois dix jours où la vie, emprisonnée dans les murs épais, tourne en rond, se vicie, empeste la merde, l’urine, la sueur, suinte la grisaille, la crasse, la rancœur. Quatre fois cinq jours où je n’ai pu jeter sur le rouleau que des éclats de phrases, des pensées excédées, les débordements d’un trop-plein d’impatience et d’ennui.

Je me demande par quel miracle nos ancêtres ne se sont pas exterminés les uns les autres dans leur bagne volant. Quatre fois cinq jours de captivité semblent bien dérisoires en regard de cent vingt ans estériens d’enfermement entre des cloisons, des planchers et des plafonds de métal. Sans doute suis-je habitée par la mémoire des Estériens, moi qui porte, comme nous tous ici-bas, une partie de leur patrimoine génétique. Sans doute m’ont-ils transmis leur claustrophobie, leur « métallophobie », leur horreur des atmosphères confinées et leur hantise du vide.

Compatir à leurs maux ne m’enlève rien des miens. Vingt fois un jour dans la pénombre de pièces mal chauffées et puantes me paraissent bien moins supportables que cent vingt fois un an dans le silence glacé et mortel de l’espace. Ainsi court l’esprit, qui ternit le présent et glorifie le passé, qui se cherche des histoires pour tromper la marche du temps.

Quel bonheur de s’avancer dans la lumière du jour, de respirer un air vif et pur, de fouler une terre libérée de sa gangue de glace, de contempler l’herbe noircie par le gel, les jaules dénudés, les mannes d’un blanc presque translucide, de sentir sur son visage et sous ses vêtements les mordillements d’un vent frondeur ! Les rayons de Jael se glissent timidement entre les nuages noirs qui se déchirent et dévoilent un ciel d’un bleu-mauve encore pâle.

J’aime notre monde quand il s’éveille, s’étire, reprend ses couleurs sous la lumière ensommeillée de l’aube. J’aime Elleo qui respire comme un yonkin assoiffé à mes côtés, qui oublie ses tourments, qui rit à belles dents, qui frémit d’une sève nouvelle. J’aime ma mère Sgen, ses joues rougies par le froid, ses grandes mains calleuses qui caressent déjà les épis de manne brûlés par le gel, ses yeux clairs qui évaluent les dégâts, ses jambes fortes qui arpentent le domaine, son nez levé qui hume le vent, qui s’inquiète d’un dernier coup de griffe de l’hiver.

Je n’aime pas Cloz, l’un des constants de Sgen, un homme qui se prend pour mon père parce qu’il s’est oublié dans ma mère, un homme qui me toise avec le dédain d’un juge, qui ne m’adresse la parole que pour me rabrouer ou m’humilier, un homme dont la présence, ou plutôt l’absence, insinuante et froide, me fait penser aux umbres. Ma mère l’a choisi pourtant, elle lui a ouvert la porte de sa chambre, elle a ployé sous lui, elle a baigné dans son haleine, sa salive et sa sueur, elle s’est inondée de sa semence… Mystères de l’âme humaine. Elleo n’est pas de lui, bien entendu, je n’aurais jamais pu m’entendre avec un autre de ses oublis.

Je n’aime pas, d’ailleurs, mes frères et ma sœur, les deux garçons et la fille de ma fratrie primaire, c’est-à-dire issus du même père et de la même mère. Ce que j’affirme n’est pas tout à fait juste : je n’éprouve pour eux que de l’indifférence, une absence souveraine d’intérêt qui se justifie par le fait qu’eux-mêmes en sont totalement dépourvus. Plus vieux que moi, ils ont déjà semé pour mes frères et récolté pour ma sœur. Contrairement aux yonks, ils se multiplient en captivité, et plutôt vite, et leur engeance m’exaspère tant elle leur ressemble, tant elle paraît pressée de s’engager sur leurs traces, de reproduire, en pire, leur modèle. Je n’aime pas non plus les garçons et les filles de ma fratrie secondaire (nés de la même mère mais pas du même père). On connaît les géniteurs de trois de ces cinq-là. Pas très difficile dans la mesure où ils ressemblent comme deux pauvres cristaux de glace à leurs pères, deux constants effacés et laids (effacés parce que laids ?). Ma mère a décidément la manie d’inviter dans sa chambre ce qui se fait à peu près de pire en matière d’homme. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’elle éprouve de temps à autre le besoin de se distraire avec des volages qui, eux, ne se montrent pas regardants sur l’âge et l’usure physique de leur hôtesse.