Elleo est probablement le fils d’un de ces nanziers de passage. Il ne ressemble à aucun permanent du domaine : ses cheveux bruns et bouclés, la finesse de ses traits, le vert envoûtant de ses yeux, la douceur de sa peau, la puissance de son corps en font un demi-dieu descendu parmi les mortels.
Avais-je d’autre choix que de le vouloir pour moi seule ? Avais-je le droit de le laisser se corrompre, se frotter à ces femelles grasses qui ne peuvent ouvrir la bouche sans laisser échapper un cancan affligeant ou une quelconque niaiserie ? Qui n’ont d’autre sujet de conversation que leurs menstrues, leurs ventres, leurs seins, leurs fesses et les fruits de leurs amours détestables ? N’était-ce pas mon devoir que de le sortir de la boue environnante, de l’entraîner sur un chemin où personne d’autre que nous n’oserait s’aventurer ? Peut-on parler d’orgueil ou d’égoïsme à mon propos ? Ou m’autorisera-t-on à invoquer les mânes de la divine Ellula ? Car je prétends aimer mon demi-frère avec la même force, la même dévotion que la jeune Kropte sut apprivoiser le monstre Abzalon.
Hier, j’ai croisé Lézel sur le chemin de mon refuge secret. Il m’a donné trois rouleaux de peau d’une souplesse merveilleuse. Il m’a fixée avec un regard que je ne lui connaissais pas, un regard trempé dans l’exigence, dans l’intransigeance. Il n’a pourtant jamais cherché à me solliciter durant ces deux mois d’enfermement. Lorsque je l’ai croisé dans les couloirs ou dans les pièces communes du domaine, il s’est contenté de me saluer d’un hochement de tête ou d’un petit geste de la main, arborant cet air à la fois stupide et implorant qui est l’apanage des soupirants oubliés.
J’ai pris les rouleaux, l’ai remercié de mon plus faux sourire, puis j’ai filé sans demander mon reste. Il me faut maintenant songer à trouver un nouveau fournisseur. Lézel commence à estimer que je lui suis redevable, et je refuse catégoriquement d’être impliquée dans ses pensées, dans ses sentiments, dans ses désirs. Je crois en effet que les pensées, les sentiments, les désirs, lorsqu’ils ne sont pas partagés, tissent une trame de plus en plus serrée qui risque un jour de nous étouffer.
Aphya et Mung, les deux premiers satellites du nouveau monde, jetaient un regard gris, myope et dissymétrique sur le domaine. Vêtue d’une courte tunique échancrée, Orchale appréciait les effleurements de la brise sur ses jambes et ses hanches nues. La récolte de manne était engrangée, la maison plongée dans une obscurité paisible, Jol, son constant le plus viril, le plus endurant, l’avait rassasiée avec sa vigueur habituelle, et pourtant, malgré l’apaisement des sens, malgré les courbatures et la fatigue engendrées par les quatre jours de battage, elle n’avait pas trouvé le sommeil. Une angoisse sourde, oppressante, l’avait jetée hors du lit au milieu de la nuit. Elle s’était dit qu’un peu de marche, un peu d’air l’aideraient à dissiper ses idées noires, mais, après avoir parcouru une bonne dizaine de fois le chemin qui partait de la cour intérieure et traversait le verger et le potager pour rejoindre les champs de manne, la pointe était toujours là, fichée en travers de sa poitrine et de son ventre, tenace, douloureuse. Jusqu’alors, la gestion du domaine, les tâches à répartir, les réparations à effectuer avant l’amaya de glace avaient entièrement occupé son esprit, mais l’inquiétude, semée comme une graine empoisonnée par la visite d’Arléan fili Gej, n’avait cessé de grandir sous le tumulte de ses activités, et, polie par la paix nocturne, elle se révélait désormais dans toute son étendue, dans toute sa virulence.
L’envie la prit soudain de se laver, de se débarrasser de l’odeur forte de Jol, des restes de semence qui lui poissaient l’intérieur des cuisses. Il en allait de son constant comme d’un feu dans l’âtre : elle appréciait sa chaleur, sa verdeur, sa puissance au moment de l’acte, elle n’aimait pas les résidus du lendemain, les odeurs et les douleurs froides, la sensation de grisaille, de flétrissure dans la lumière sale de l’aube. Elle s’approcha de l’une des quatre fontaines de la cour intérieure, retira sa tunique, s’aspergea copieusement le visage, la poitrine et le ventre, puis elle enjamba la margelle et s’accroupit dans le bassin. Elle laissa à son corps le temps de s’accoutumer à la fraîcheur de l’eau et s’absorba un moment dans la contemplation de la fontaine, une grossière statue de pierre censée représenter, comme les trois autres, le corps massif du grand Ab. Tirée d’une nappe phréatique par un système de siphon qu’il fallait réamorcer au début de la saison sèche, l’eau s’écoulait en un filet de la largeur de deux doigts, avec une telle régularité qu’elle prenait l’apparence d’un tube cristallin coincé entre le bec verseur, le sexe recourbé du grand Ab et la surface du bassin. Des chêneaux d’argile fixés sur le pourtour de la margelle recueillaient ses débordements et les dirigeaient vers la canalisation qui les acheminait vers l’étable, le verger et le potager.
Orchale se demandait souvent si les nappes n’allaient pas finir par s’épuiser. Les deux étés précédents, les quatre statues n’avaient pissé qu’avec une parcimonie alarmante – et irrévérencieuse : la compassion du grand Ab ne passait-elle pas pour intarissable ? Elle s’en était ouverte aux autres mathelles lors de la dernière assemblée. D’aucunes avaient partagé ses préoccupations, mais les autres, la majorité, s’étaient alignées sur la position des mères de Cent-Sources, les reines des domaines originels regroupés autour de la colline de l’Ellab : les pluies de préhivernage et la fonte des glaces des montagnes de l’Agauer suffisaient amplement à reconstituer les nappes et les puits. La générosité de leur planète d’accueil n’avait pas de limites selon elles. Le seul danger venait des protecteurs des sentiers. C’était d’ailleurs pour combattre l’influence grandissante des « couilles-à-masques » que les mathelles avaient décidé de tenir des assemblées clandestines au début et à la fin de la saison sèche, à l’heure de Mung et de Maran, dans un endroit différent à chaque fois. Prévenues au dernier moment par des messagères djemales, elles s’y rendaient à pied par des chemins détournés. Il fallait à certaines comme Orchale plus d’un jour et une nuit pour gagner les lieux des rassemblements. De ces réunions nocturnes dont elle n’avait pas manqué une seule elle était ressortie avec un sentiment accru de solitude et d’impuissance.
Elle frissonna, remua les bras et les jambes pour chasser son engourdissement. Le troisième des satellites, Maran, le plus volumineux, le plus brillant, avait fait son apparition au-dessus du toit du silo. Elle distinguait, disséminées le long de son croissant gris, des taches blanches qui étaient des mers de glace selon Karille, la djemale attachée au domaine. Le fourmillement scintillant des étoiles absorbait peu à peu les figures falotes d’Aphya et Mung.
Des grincements suivis de crissements précipités brisèrent l’enchantement silencieux de la nuit. Orchale cessa aussitôt de bouger, transie par la peur et presque aussitôt par le froid. Dans l’eau jusqu’au menton, elle fouilla les ténèbres des yeux et finit par distinguer une silhouette qui venait dans sa direction. Elle fut tentée de s’immerger entièrement pour ne pas trahir sa présence dans le bassin. Une réaction irrationnelle, stupide : elle n’avait aucune raison de se cacher d’un permanent du domaine qui, comme elle, avait sans doute ressenti le besoin de prendre l’air. Elle se détendit lorsqu’elle reconnut la silhouette élancée d’Œrdwen. Plus jeune qu’elle d’une trentaine d’années, entré dans sa vie longtemps après Aïron et Jol, il avait su se ménager une bonne place près d’elle et, à l’issue d’une période normale de défiance, d’observation, se faire accepter par ses deux autres constants. Elle se souvenait avec une précision étonnante de la première fois où elle l’avait accueilli dans son lit. Il n’avait jamais approché de femme, et sa fougue s’était conjuguée à sa maladresse pour la ramener plusieurs décennies en arrière, du temps où elle n’avait pas la responsabilité d’un domaine sur les épaules, du temps où elle découvrait son pouvoir sur les hommes, sur ces volages aussi fringants que des yonkins sauvages qui se seraient battus au sang pour passer une nuit avec elle. Œrdwen n’avait guère progressé depuis, ni en maîtrise sexuelle ni en souplesse de caractère, mais en sa compagnie elle avait l’impression de prolonger plus que de raison sa seconde jeunesse.