Elle faillit l’appeler, l’inviter à se joindre à elle dans le bassin, se ravisa lorsqu’elle discerna une étoffe épaisse enroulée sous son bras droit et le manche d’un poignard de corne glissé dans la ceinture de son pantalon. Elle le vit bifurquer vers la gauche après avoir lancé un regard par-dessus son épaule et s’éloigner vers la sortie du domaine d’une allure de furve. Intriguée, elle attendit qu’il se fût presque évanoui dans l’obscurité pour sortir de l’eau et se lancer sur ses traces. La tiédeur de l’air ne réussit pas à la réchauffer. Elle enfila sa tunique en marchant bien qu’elle détestât le contact de l’étoffe sur sa peau mouillée. Maran plaquait un vernis argentin sur les façades des bâtiments et sur les frondaisons des jaules.
La silhouette d’Œrdwen disparut à l’angle de la maison principale, qui, comme le ventre d’une femme enceinte, s’était distendue au fur et à mesure des années pour accueillir la population croissante du domaine. Elle abritait désormais une centaine de personnes, plus quelques visiteurs de passage, volages, parents ou amis de permanents.
Fébrile, Orchale accéléra l’allure tout en veillant à ne pas faire de bruit. Son talon gauche se posa sur un caillou aux arêtes tranchantes. Elle se mordit l’intérieur des joues pour étouffer son cri. Lorsqu’elle se redressa, Œrdwen avait disparu. Elle s’accroupit derrière un massif de fleurs et observa, entre les deux colonnes de pierre encadrant l’entrée de la cour intérieure, le chemin de terre qui s’enfuyait dans les champs livides de manne avant de se perdre dans l’obscurité. Des gouttes d’eau dégouttaient des pointes détrempées de ses mèches et s’insinuaient sur sa poitrine et son dos. Les feuilles urticantes des fleurs lui irritaient les jambes, les fesses et les hanches. Un halo de lumière se déploya dans un champ de manne moissonné depuis peu. Quelqu’un – Œrdwen ? – venait de dégager une solarine dont l’éclat vif révélait la présence de plusieurs individus au milieu des éteules claires.
Orchale se releva et, longeant le muret, vint se poster derrière la première colonne. La brise lui apporta les éclats graves d’une conversation. La solarine éclairait des faces qui lui semblèrent disproportionnées avec les corps, puis, affinant son observation, elle s’aperçut qu’il s’agissait de masques rudimentaires taillés dans une matière rugueuse et hachés de traits de peinture vive.
Une phalange de protecteurs des sentiers. Vêtus de ces amples robes brunes qui leur descendaient jusqu’aux chevilles et parachevaient leur anonymat.
Elle vit le corps longiligne d’Œrdwen disparaître dans une robe et sa tête s’escamoter sous un masque. D’abord incrédule, elle fut secouée par une série de tremblements, puis par une violente envie de vomir qu’elle réussit à contenir mais qui lui abandonna un fond de bile dans la gorge. Œrdwen, le père de ses quatre derniers enfants, cet homme avec qui elle avait partagé le tiers de ses nuits, cet homme qui avait maintes fois joui dans son ventre, dans ses mains et dans sa bouche était donc un protecteur des sentiers, un de ceux qui combattaient la puissance des mathelles depuis un siècle, un de ceux qui égorgeaient les mères et les enfants des lignées maudites, un de ceux qui jetaient aux umbres les hommes et les femmes dont le seul tort était de réfuter leur interprétation des légendes de l’Estérion. Orchale avait maintenant l’impression de respirer son odeur, moins forte que celle de Jol, plus suave que celle d’Aïron, mais désormais oppressante, détestable. L’odeur amère de la trahison, de la désillusion. Comment avait-elle pu être crédule, aveugle à ce point ? La solarine, telle une étoile maléfique, donnait un éclairage nouveau et hideux à leur histoire d’amour : leur différence d’âge n’était donc pas ce présent tardif et magnifique déposé à sa porte par la divine Ellula mais le fruit d’une machination, l’étape d’un plan mûrement réfléchi par les protecteurs des sentiers. Sans doute avaient-ils introduit un des leurs auprès de chacune des mathelles, sans doute avaient-ils tendu au-dessus des domaines un vaste filet, invisible pour l’instant mais qui, lorsqu’ils l’auraient décidé, emprisonnerait dans ses mailles l’ensemble de la population du nouveau monde.
Des larmes de rage embuèrent les yeux d’Orchale. Rage contre la fourberie d’Œrdwen. Rage contre sa stupidité, son orgueil de femme. Frissonnante, haletante, elle réprima un gémissement, frappa la pierre rugueuse de la colonne du front, du genou et du poing, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se demanda si elle ne devait pas prévenir immédiatement Jol, Aïron et les autres hommes du domaine puis, alarmée par des jeux soudains de lumière et d’ombre, reporta son attention sur les couilles-à-masques. Alignés derrière la solarine que portait le premier d’entre eux, ils avançaient en procession vers l’entrée du domaine.
Affolée, elle se recroquevilla sur elle-même, referma les bras sur sa poitrine, contracta ses muscles internes pour endiguer le débordement de sa vessie.
Que venaient-ils donc chercher dans son mathelle ? Ou plutôt qui avaient-ils déjà condamné, qui venaient-ils exécuter ?
La réponse se dessina aussitôt, limpide, terrible : Orchéron. Quatre jours plus tôt, Arléan fili Gej, entendant ses hurlements, avait entrebâillé une tenture et l’avait vu, en équilibre sur le rebord de la lucarne du silo, s’agiter comme un dément pendant le passage des umbres. Le répartiteur n’avait pas passé la nuit au domaine comme il l’avait lui-même exigé dans un premier temps, il avait prétexté une affaire urgente, avait sauté sur son yonk et filé sans même penser à remplir sa gourde d’eau. Orchale n’y avait prêté qu’une attention distraite sur le moment, soulagée de retrouver Orchéron sain et sauf après la crise de folie qui l’avait poussé à défier les prédateurs volants. Elle s’expliquait maintenant les raisons de ce départ précipité : Arléan était arrivé au bout de la piste, avait identifié son gibier et s’était empressé d’en informer les protecteurs des sentiers. Quelle faute avait donc commise Orchéron pour s’attirer ainsi la haine des couilles-à-masques ? Il n’avait jamais quitté le domaine, pas même pour assister à la Grande Délivrance, la cérémonie annuelle qui commémorait l’arrivée des survivants de l’Estérion sur le nouveau monde. La réponse se trouvait peut-être dans son enfance, dans sa souffrance, dans sa relation privilégiée, équivoque, dangereuse avec Mael…
Orchale se ressaisit : le moment n’était pas venu de se poser des questions mais de tirer son onzième enfant des griffes des protecteurs des sentiers qui, guidés par la lumière mouvante de la solarine, progressaient comme une horde d’animaux féroces dans le champ de teules.
« Tu as peur de moi, Orché ? »
La lumière douce de Maran s’invitait par la lucarne et teintait d’une poudre argentée les poutres et les pierres du grenier. C’était Mael qui avait pris l’initiative de se glisser dans la chambre mansardée d’Orchéron, de le réveiller d’une pression sur l’épaule, d’étouffer ses protestations et ses questions d’un baiser appuyé, de le prendre par la main, de l’entraîner, vêtu de son seul sous-vêtement, dans le grenier du silo le plus éloigné de la maison.