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Alma exécuta avec maladresse la révérence que toute sœur devait à ses aînées à l’intérieur du conventuel. La vieille femme eut un rire éraillé avant de s’appuyer sur le parapet.

« Pas facile de faire ce genre de simagrées avec un pied ébouillanté, hein ? »

Alma se mordit les lèvres. La rumeur de sa mésaventure s’était répandue plus vite qu’elle ne l’avait pensé. Elle doutait d’avoir la force de supporter les railleries quotidiennes, les chuchotements fielleux, l’ironie des regards. Elle s’était mise dans une situation impossible. Elle garda les yeux rivés sur son ombre qu’étirait la lumière de Jael sur les dalles de pierre.

« Pas facile non plus d’être la risée de tout un conventuel ! »

Un reste de fierté dissuada Alma de s’effondrer en sanglots aux pieds de son interlocutrice dont la voix croassante s’enfonçait dans sa poitrine comme une lame ébréchée.

« La belladore, Qval Anzell, s’est empressée de colporter ton histoire. Elle prétend qu’elle se sert de ton exemple pour ramener les rêveuses aux réalités de ce monde, je crois plutôt qu’elle exerce un penchant naturel pour les ragots, pour la médisance. »

Alma releva la tête et lança un regard perplexe à la vieille femme.

« Que me voulez-vous au juste ? »

Elle avait craché ces quelques mots avec véhémence, avec hargne, bien loin de la déférence que les novices témoignaient en principe aux djemales plus anciennes. Les gloussements des grands nanziers, les éclats de voix et les rires des sœurs affairées dans la cour intérieure se mêlaient à la rumeur sourde des sources chaudes et aux sifflements des geysers.

La vieille femme se redressa avec un large sourire qui dévoila une dentition parfaite et donna à ses traits une douceur inattendue.

« Je te préfère nettement comme ça, réactive, colérique, orgueilleuse. Tu n’es pas faite pour la soumission, pour la révérence, pour la réclusion, tu n’es pas faite pour être djemale !

— Comment pouvez-vous affirmer ce genre de chose ? répliqua Alma d’une voix gonflée d’indignation. Et d’abord qui êtes-vous ? Je ne me souviens pas vous avoir vue dans le conventuel.

— Nous nous sommes croisées à trois ou quatre reprises. Je ne te reproche pas de ne pas m’avoir remarquée : notre chère Qval Frana m’a recommandé la plus grande discrétion.

— Pourquoi ?

— On me surnomme Gaella la folle… »

Alma hocha la tête. Elle avait entendu parler de Gaella la folle, une très vieille djemale, peut-être plus vieille que Qval Frana, une sœur frappée de démence qui hantait les couloirs sombres du conventuel comme un amaya grinçant de l’espace. Elle n’avait jamais douté de son existence, mais elle n’avait pas non plus envisagé de se retrouver un jour en sa présence. Elle comprit en tout cas que les affirmations de la vieille femme n’étaient que des divagations issues d’un cerveau détraqué et, rassérénée, se détendit.

« Et vous l’êtes ? Folle ? »

Gaella renversa la tête en arrière et éclata d’un rire hystérique qui, aux oreilles d’Alma, sonna comme le plus probant des aveux.

« Cette question n’a aucun sens ! C’est aux autres, à celles qui me disent folle, qu’il faudrait la poser. La folie n’est qu’une question de point de vue, de regard.

— Pourquoi vous considèrent-elles comme folle ? »

Gaella contempla un moment les collines noires puis dévisagea la novice avec une intensité qui contraignit cette dernière à baisser les paupières.

« Parce que, comme le grand Ab, comme Djema, j’ai vu le Qval. »

La vieille femme se tut, les yeux toujours fixés sur Alma, comme pour évaluer l’impact de ses paroles sur son interlocutrice.

« Vous l’avez vu ou… vous vous imaginez l’avoir vu ? bredouilla Alma, troublée par l’insoutenable pression de ce regard.

— Je l’ai approché, physiquement s’entend, mais j’ai perdu confiance et je me suis rétractée au moment d’opérer la fusion.

— Et où cette… rencontre se serait-elle déroulée ?

— Dans un endroit que tu connais bien désormais. »

Une fébrilité soudaine s’empara d’Alma qui, frissonnante, s’accouda au parapet. Elle venait tout juste d’entrer en convalescence et avait sans doute présumé de ses forces. Il lui sembla que le toit prenait de la hauteur et que le bâtiment oscillait sur sa base. Les formes claires des djemales qui se lavaient à grande eau à proximité de la retenue s’évanouissaient comme des songes au travers des frondaisons ajourées.

« Dans la grotte de Djema, reprit Gaella. J’ai eu la même idée que toi. Presque deux cents ans avant toi. J’aspirais comme toi à rejoindre le Qval dans l’eau bouillante. Je ne suis pas entrée dans le bassin, je m’y suis jetée tout entière du haut d’un rocher… »

Sa voix s’était hachée, ses yeux agrandis, son souffle accéléré. L’exaltation et la frayeur qui l’avaient traversée au moment de se lancer dans le bassin étaient toujours aussi vives deux siècles après.

« Et ensuite ? demanda Alma, malgré elle captivée.

— J’ai eu l’impression de m’être précipitée dans l’essence du feu. Je m’y étais préparée, mais la douleur était si forte que je me suis affolée, que j’ai perdu le contact avec le présent. Puis j’ai lâché toutes les prises, je me suis abandonnée à ce que je croyais être ma mort et le Qval m’est apparu. »

Gagnée par l’excitation, Alma se rappela qu’elle conversait avec une femme dérangée et s’appliqua à garder la tête froide.

« Quelle… quelle forme avait-il ?

— Il n’avait pas de forme, ou plutôt il en changeait sans arrêt. J’avais parfois l’impression de voir un visage de femme, parfois un tourbillon sombre, parfois une sorte d’animal.

— Il vous a parlé ?

— Pas comme nous le faisons en ce moment. J’entendais une voix à l’intérieur de moi. Sa voix.

— Que disait-il ?

— C’était un chant d’amour, un chant d’une beauté bouleversante. Il m’invitait à me fondre en lui.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? »

Des reflets larmoyants brouillaient le brun doré des yeux de Gaella. Des plis s’étaient creusés aux commissures de ses lèvres, qui couraient jusqu’au bas du menton et en haut des pommettes.

« J’ai eu peur, petite sœur. Peur de perdre mes frontières, peur de passer dans l’autre dimension. Je me suis agrippée à mes souvenirs, à mes désirs, à mon individualité. Alors le Qval a disparu et je me suis retrouvée plongée jusqu’au cou dans une eau bouillante qui me rongeait les chairs.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Je ne sais pas exactement. J’ai perdu connaissance et je me suis réveillée sur les rochers du bord du bassin. C’est là que m’ont trouvée les djemales deux jours plus tard. Deux jours seule, aux prises avec une souffrance atroce, insoutenable. »

Alma se souvint de la douleur qu’elle-même avait éprouvée en pénétrant dans l’eau du bassin et imagina sans peine le calvaire qu’avait enduré Gaella.

« Vous en avez réchappé malgré tout… »

La vieille femme acquiesça d’un battement de cils.

« À quel prix ? Les belladores ne m’accordaient pas une chance de survie. Il faut croire que je suis d’une engeance coriace. Mais ma peau en a gardé des séquelles. Je ne supporte plus les étoffes rêches, lourdes, même en hiver. »

Elle se recula de deux pas, saisit le bas de sa robe et, d’un geste théâtral, la releva jusqu’au menton. Alma ne put retenir une exclamation de surprise et d’effroi. Hormis la forme générale, ce qu’elle avait sous les yeux ne ressemblait pas à un corps. C’était une masse indistincte de chairs torturées, sanguinolentes, suintantes, purulentes, qui, bien que protégées par un baume épais et parfumé, répandait une puissante odeur de viande en voie de décomposition. Horrifiée, au bord de la nausée, la novice se demanda comment cette femme avait pu vivre pendant près de deux cents ans avec une telle infirmité.