Elle se leva, grimaça lorsqu’elle posa le pied gauche au sol, se rendit en boitant à l’entrée de sa cellule, écarta la tenture.
« Que se passe-t-il ? demanda-t-elle à une djemale qui, vêtue de sa robe de nuit, les cheveux en bataille, passait dans le couloir, une solarine à la main.
— Tu as entendu parler de Gaella la folle ? »
Alma acquiesça d’un mouvement de tête.
« Elle s’est éteinte cette nuit. La sœur qui l’a retrouvée sur un toit – sur un toit, tu te rends compte ? – dit qu’elle est morte avec le sourire. »
CHAPITRE VII
ŒRDWEN
Comment est-ce arrivé ?
J’ai relu mon journal et retrouvé ces passages où je m’étais promis de ne jamais céder au désir d’Elleo, de garder entre nous cette tension inassouvie, de ne jamais briser cet élan qui nous hissait sur les cimes. Pourquoi ai-je cédé, cette nuit-là, comme une forteresse si lasse d’être assiégée qu’elle finit par s’offrir d’elle-même à ses conquérants ? Pourquoi cette nuit-là et pas une autre ? Est-ce une conséquence de la fièvre des pollens qui m’a clouée au lit pendant plus de deux semaines et m’a laissée aussi peu volontaire qu’une de ces femelles grasses et criardes qui me servent de belles-sœurs ? Est-ce l’effervescence de ce début de saison sèche, cette montée de sève, ce déferlement de vie qui pousse les êtres vivants à se rapprocher, à se mélanger, à se multiplier ? Ou est-ce, plus simplement, l’accomplissement de mes désirs secrets, l’aboutissement nécessaire d’un amour qui défie l’ordre naturel, qui, j’en ai la conviction, fera déborder les torrents de haine que je vois grossir d’année en année ?
La fatalité gouverne-t-elle notre existence ? Un courant nous saisit, nous entraîne, et, nous avons beau nous accrocher aux rochers, nous retenir aux troncs couchés en travers, il nous emmène là où il le souhaite comme si nous n’étions que des brindilles sans importance, des instruments de sa volonté.
Sans doute est-ce là une autre définition de l’ordre invisible dont, selon mon maître Artien, se réclamait Ellula. Je suis tentée de m’agripper à cette idée, une façon assez commode, je le reconnais, de me délester d’une partie de mon fardeau.
Mais pourquoi parler de fardeau, Lahiva filia Sgen ? Abandonne donc le poids de tes prétendues fautes à ceux qui jugent, à ceux qui pensent que l’amour se limite aux frontières, se meut dans des principes, ploie sous les jougs. Passés les premiers moments de stupeur, il n’y a eu aucune gêne entre Elleo et toi, aucun regret dans votre capitulation, aucune fausse note dans votre partition. Ce ne furent que tourbillons de mains et de lèvres, célébrations sensuelles, fulgurances charnelles, voluptés pures. Les esprits chagrins n’ont probablement jamais perdu les limites de leur corps, n’ont jamais prétendu à cette fusion suprême qui, l’espace de quelques instants, trempe les amants dans le creuset primordial d’où naît toute existence. Redresse-toi et regarde-les en face, ceux qui te guettent du coin de l’œil, ceux qui te maudissent du bout des lèvres, ceux qui t’envient du fond de l’âme. Dis-leur par la lumière de tes yeux, par la chaleur de ton sourire, par l’éclat de ta peau qu’ils cessent de s’inquiéter pour toi, qu’ils puisent en eux-mêmes des motifs de se réjouir, qu’ils apprennent à se vautrer dans leur existence, dans leurs envies.
Oui, tu aimes Elleo, oui, tu aimes faire l’amour avec Elleo, oui, tu as bien l’intention de continuer, oui, Elleo est ton demi-frère – ton frère, pourquoi cette restriction ? -, oui, votre amour est une façon comme une autre de célébrer la diversité et la générosité de la création.
Elleo m’a donc rendue femme. Ma mère, qui remarque tout, m’a dit que quelque chose en moi avait changé. Je lui ai répondu que c’était sans doute un effet second de la fièvre des pollens. Elle m’a fixée d’un regard pénétrant, grave, et j’ai su à cet instant qu’elle avait deviné, qu’elle était désormais condamnée à vivre en compagnie de la peur. Elleo a changé lui aussi. Ses traits sont plus virils, sa voix plus ferme, ses gestes plus assurés. Je me rends compte en l’observant que je l’aurais condamné à une enfance éternelle si j’étais restée rivée à mes certitudes. Nous avons brisé l’élan sublime qui nous emmenait loin des autres, mais nous avons gagné en maturité, en densité, en… banalité, en… humanité. Désormais, je cours le rejoindre lorsque nous avons terminé nos tâches respectives, le soir, le matin, au zénith de Jael. J’en arrive même à négliger mon cher journal – mais, comme j’ai renoncé aux peaux de Lézel et que, pour l’instant, je n’ai pas trouvé d’antre fournisseur, je tiens un bon prétexte pour faire des infidélités à mon maître Artien. Nous nous isolons au milieu des champs de manne précoce, sur le bord de la rivière Abondance ou bien dans l’un de ces refuges en bois érigés en différents recoins du domaine. Et nous nous aimons, oui, nous nous aimons sur les lits de terre, d’herbe ou de planches avec une brutalité animale, une douceur infinie, une voracité d’umbre.
J’aurais pu entraîner Elleo dans le vaisseau des origines, mais je m’en suis gardée. Maintenant que nous sommes liés par la chair, je veille plus que jamais à préserver mes jardins secrets. Cela aurait été une expérience passionnante, pourtant, que de s’unir dans une des cabines de l’Estérion, que de partager les sensations de nos ancêtres.
Il peut paraître surprenant que les habitants du nouveau monde n’aient jamais songé à utiliser le métal, mais, en vérité, il n’y a là rien de très étonnant : j’ai fait allusion à plusieurs reprises à ma « métallophobie ». Les cent vingt ans d’enfermement dans le vaisseau ont probablement laissé, sinon des traces génétiques, au moins un rejet tenace des matériaux métalliques. Et nous nous sommes enfoncés dans une régression technologique qui, j’en suis certaine, ne durera pas.
Est-ce un bien, est-ce un mal ? Ce n’est pas à moi d’en juger, moi qui me suis aventurée depuis longtemps dans une contrée située au-delà du bien et du mal.
Orchéron s’avança jusqu’à la taille dans l’eau de la rivière Abondance. Une éclipte brilla à quelques pas de lui avant de disparaître, comme un éclat de soleil chassé par l’ombre frémissante des branches. L’herbe jaune et les frondaisons des jaules gémissaient sous les risées brûlantes. Il lui sembla déceler des éclats de voix dans la rumeur persistante de la plaine, mais, depuis qu’il s’était enfui du domaine d’Orchale, il avait l’impression d’entendre le souffle de ses poursuivants jusque dans le silence glacé des nuits et des aubes.
Il ne s’était jamais éloigné des rives d’Abondance de plus d’une lieue, conscient que, sans eau, il n’aurait pas résisté plus de six jours dans la chaleur torride de cette fin de saison sèche. Il avait fini sa réserve de vivres depuis bien longtemps – quatre ou cinq semaines –, mais il n’avait pas encore osé revenir au domaine malgré l’envie qui l’en pressait, malgré le désir obsédant, douloureux, de serrer Mael dans ses bras, d’embrasser Mael, de s’enivrer de l’odeur et de la douceur de Mael. Il se nourrissait d’épis de manne crue dont il s’était habitué à l’amertume et à la consistance pâteuse, et de petits fruits bleus et acides qui poussaient sur certains ronciers. Pas de quoi contenter son appétit d’ogre qui faisait la fierté de sa mère Orchale lors des banquets du domaine. La faim le suivait comme une ombre, il flottait dans sa tunique et son pantalon, des vertiges le faisaient parfois trembler, chanceler. Il se terrait au milieu de collines habillées d’arbustes épineux et dormait dans une grotte peu profonde où s’invitait un froid mordant et avant-coureur de l’amaya de glace.