Deux fois par jour, il descendait de sa cachette pour aller s’abreuver et se baigner dans la rivière. Attentif aux bruits, il attendait un long moment avant de retirer ses vêtements et de se plonger dans l’eau fraîche. Le danger pouvait surgir à tout instant des buissons denses, des herbes hautes qui coiffaient les rives, des rochers qui se dressaient, obèses et lisses, au-dessus des grèves de terre craquelée. Pas seulement les protecteurs des sentiers mais aussi les furves, ces créatures dont on n’avait jamais réussi à déterminer si elles étaient amicales ou agressives. Ou encore les grands nanziers sauvages qui pouvaient se montrer dangereux s’il leur prenait l’envie d’expulser un intrus de leur territoire.
Il avait aperçu des umbres à plusieurs reprises, taches noires et lointaines sur un fond de ciel matinal. Ils étaient passés sans lui prêter attention, mais à nouveau la sensation très nette l’avait traversé qu’ils le reliaient à un passé qui lui appartenait et à un autre qui ne lui appartenait pas. En tout cas, aucune crise ne l’avait secoué depuis qu’il avait quitté le domaine, depuis, en réalité, qu’il s’était exposé aux prédateurs volants par la lucarne du silo.
L’eau ne le délivrait pas de son inquiétude, mais elle chassait les fatigues des nuits sans sommeil et délassait ses muscles noués. Cette fois encore, la tentation le traversait de prolonger son bain plus que de raison, quand un froissement prolongé des herbes derrière lui et la sensation d’être épié le poussèrent à regagner la rive et à se saisir de son couteau de corne. Il lui sembla entrevoir une forme sombre entre les tiges jaunes et frissonnantes. Le cœur battant, les nerfs à vif, la gorge nouée, il resta immobile, fléchi sur ses jambes, battu par une formidable rage de vivre.
Un nanzier surgit sur la rive opposée, un grand mâle aux plumes brun-rouge criblé d’ocelles noires et dorées. Sa tête plissée, ridiculement petite par rapport à son corps, se perchait au sommet d’un cou étroit et pelé. Elle se dotait d’un bec jaune et droit de la longueur d’un avant-bras, d’yeux globuleux et noirs et, au sommet du crâne, d’une aigrette de barbes transparentes qui oscillaient à chacun de ses dandinements. Aux extrémités de ses deux pattes puissantes habillées d’un duvet noirâtre, des serres recourbées et imposantes éventraient la terre comme des socs. Le grand volatile dominait Orchéron de deux bonnes têtes et atteignait sans doute le poids de quatre hommes. Il ne fallait pas se fier à son allure pataude et à sa stupidité apparente, il savait faire preuve de rapidité, de cruauté, d’efficacité, de cette sournoiserie qui tient lieu d’intelligence chez certaines espèces animales – et chez quelques représentants de l’espèce humaine. L’ébouriffage de ses plumes et ses caquètements secs traduisaient chez lui une grande agressivité. Fort heureusement, il n’appréciait que modérément le contact de l’eau et, comme son poids lui interdisait de voler, il n’avait pas d’autre choix que de traverser la rivière s’il voulait défier son adversaire. Il préféra donc renoncer au combat et s’abreuva pendant un long moment dans un détestable bruit de succion, s’interrompant régulièrement pour surveiller l’homme immobile sur l’autre rive.
Orchéron avait pris sa décision avant même que le nanzier eût disparu dans les herbes. Il en avait assez d’être accompagné par la peur et la faim dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses respirations. Assez de la solitude, assez de cette partie de cache-cache avec un adversaire invisible mais omniprésent, assez de la dureté de la terre et de l’amertume de la manne sauvage. Il devait maintenant retourner au domaine, reprendre sa place parmi les siens. Plus de six semaines s’étaient écoulées depuis l’irruption des protecteurs des sentiers. Ils n’avaient sûrement pas renoncé à le capturer, mais ils ne pouvaient pas non plus consacrer tout leur temps à explorer la plaine. La meilleure façon de les mettre en échec, c’était de prendre l’initiative, de passer à l’offensive, de les affronter sur un terrain où ils ne l’attendaient pas. Démasquer par exemple les hommes du domaine qui, selon Aïron, s’étaient engagés dans leurs rangs, leur arracher l’explication de cette chasse à l’homme, puis les éliminer comme de mauvaises herbes. Contacter ensuite les permanents des domaines voisins, lever une troupe nombreuse, l’armer de poignards, de bâtons, de faux, de fourches, de masses, concevoir un système d’alarme qui préviendrait les incursions des couilles-à-masques, leur tendre des embuscades et les massacrer, oui, les massacrer, jusqu’à ce qu’ils jettent leurs masques et leurs robes aux épines, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent de la surface du nouveau monde comme de mauvais rêves.
Galvanisé par cette perspective, Orchéron se rhabilla et, d’un pas décidé, presque joyeux, marcha en direction du sud. Au bout du chemin, au bout de la plaine inondée de l’or en fusion de Jael, il y avait la récompense, il y avait les lèvres pleines, les cheveux blonds et la peau brune de Mael.
La nuit tombait lorsqu’il arriva en vue du domaine. La faim, la soif et la fatigue le harcelaient depuis un bon moment, mais, bien qu’il eût suivi les méandres d’Abondance, il ne s’était pas arrêté une seule fois pour se désaltérer ni pour se reposer, pas davantage qu’il n’avait pris le temps de se couper un épi de manne sauvage ou de cueillir les fruits bleus des buissons. La transpiration collait la laine végétale de ses vêtements à sa peau, ses pieds se gonflaient dans ses chaussures de cuir.
Il se posta au sommet d’une petite colline qui dominait le mathelle et observa les environs. Il ne remarqua rien d’anormal dans les mouvements des silhouettes qui, à la lueur vive des solarines, s’affairaient dans la cour intérieure et autour des bâtiments. C’était l’agitation paisible d’un soir ordinaire, le nettoyage des grandes tables alignées sur la terrasse, le contrôle machinal des canalisations d’eau, la fermeture des portes de l’étable et des silos, les discussions autour des fontaines… L’attention d’Orchéron se porta sur les endroits où il avait l’habitude de retrouver Mael après leur journée de labeur, mais il ne la remarqua pas parmi les femmes qui se promenaient en grappes dans la cour intérieure.
Peut-être l’attendait-elle dans le grenier du silo où elle l’avait entraîné la nuit de son départ ? Peut-être se languissait-elle dans sa chambre ou dans un autre recoin de la maison principale ?
Peut-être avait-elle perdu l’espoir et s’était-elle… consolée avec un autre ?
Orchéron expulsa d’une expiration rageuse cette idée insupportable, indigne de Mael, indigne de lui. Il fut néanmoins tenaillé par une inquiétude fébrile, par le besoin pressant de la retrouver. Il lui fallait à tout prix s’introduire dans les bâtiments, discrètement pour ne pas éveiller l’attention des complices des protecteurs des sentiers. Il s’appliqua à calmer son impatience : il n’avait pas d’autre choix que d’attendre l’extinction des solarines et la lente plongée du mathelle dans la nuit noire. Une bise piquante chassait peu à peu la chaleur du jour.
Lorsque la dernière solarine se fut éteinte, Orchéron dévala la pente de la colline, traversa un champ en friche et gagna les silos en coupant par le verger. Un voile nuageux escamotait les étoiles et plongeait le domaine dans une obscurité dense, presque palpable. Il s’efforçait de marcher en silence, mais les grincements de ses semelles sur les herbes ou sur la terre, les froissements de ses vêtements, son souffle précipité résonnaient avec force dans la nuit et semblaient trahir sa présence des lieues à la ronde.