Выбрать главу

Il atteignit sans encombre l’une des entrées du bâtiment qui contenait les réserves de manne, de paille, les outils ainsi que, dans les étages supérieurs, les séchoirs à fruits. La porte de bois pivota dans un long, dans un intolérable gémissement. Il ausculta les ténèbres, n’entendit pas d’autre bruit que le meuglement sourd d’un yonk provenant de l’étable voisine. Les odeurs familières de terre battue, de bois, de manne et de sucre ravivèrent sa faim et réveillèrent une foule de sensations, de souvenirs. Il s’engagea dans l’un des escaliers tournants dont il gravit les marches quatre à quatre jusqu’au palier du grenier.

À bout de souffle, le cœur battant, il s’engouffra dans la petite pièce où Mael s’était donnée à lui. Une solarine suspendue à une poutre dispensait des vestiges de lumière sur les bottes de paille toujours rassemblées dans un coin et recouvertes de leurs draps de laine végétale. Les cluettes rabougries pendaient au bout de leurs tiges affalées tout autour du vase et répandaient une odeur aigre qui n’avait plus grand-chose en commun avec l’essence pousse-l’amour. La table basse, la cruche et les gobelets étaient restés en place, de même que les fruits et les gâteaux de manne, dans un état de décomposition avancée.

La gorge d’Orchéron se serra : il avait la sensation d’être entré dans la chambre d’une morte. La poussière, la pourriture s’étaient glissées dans ses amours avec Mael. L’irruption d’Aïron dans ce grenier n’avait pas seulement brisé l’enchantement de l’instant, elle avait provoqué une cassure profonde, définitive. Il examina une nouvelle fois le grenier à la recherche d’un indice qui réveillât son bonheur dormant, mais il ne respira que le parfum singulier et amer de la désolation. Des larmes de fatigue et de découragement lui brouillèrent les yeux. Chancelant, il s’assit sur les bottes de paille et enfouit son visage dans ses mains. Après quelques instants d’abattement, il songea que la faim, la soif, la fatigue, la tension et la solitude de ces dernières semaines l’avaient prédisposé à broyer du noir, que la simple vue de Mael suffirait à effacer ses angoisses, à lui redonner le goût de la vie.

Il s’essuya les yeux d’un revers de manche et se releva. C’est alors seulement qu’il remarqua une silhouette immobile dans l’encadrement de la porte. Il ne discernait pas ses traits, seulement ses vêtements, vaguement révélés par la solarine, des bottes, un pantalon de peau, une tunique de laine végétale, ainsi que le bas d’un bâton.

« De retour au bercail, Orché ? »

Bien que la voix lui fût familière, Orchéron, saisi, ne parvint pas à lui associer un visage.

« Je… j’ai pensé que… cinq ou six semaines suffisaient, qu’il était temps pour moi de rentrer…

— Tu as très bien fait. Nous t’attendions. »

La silhouette s’avança de quelques pas dans le grenier. Orchéron se détendit lorsque le visage émacié de son interlocuteur, encadré de cheveux blonds et bouclés, émergea de l’obscurité : Œrdwen, le troisième constant d’Orchale, le père de Mael, un homme dont il appréciait modérément le caractère ombrageux mais dont l’apparition cette nuit lui faisait l’effet d’un baume apaisant.

« C’est Mael qui vous a parlé de ce grenier ? »

Les yeux sombres d’Œrdwen, profondément enfoncés sous les arcades sourcilières, brillèrent d’un éclat singulier. Il leva le bâton à hauteur de sa poitrine et, du plat de la main, en épousa les nœuds, les rugosités. Les veines saillaient, les muscles se creusaient sur ses avant-bras dégagés, puissants, glabres, aussi épais que son cou.

« Mael ne m’a rien caché de ce qui vous concernait tous les deux. »

Il avait parlé sans desserrer les mâchoires, avec une certaine réticence dans la voix. Un voile pâle avait glissé sur son visage et estompé quelques instants la sévérité anguleuse de ses traits.

« Je l’aime, elle m’aime, nous ne sommes pas frère et sœur de sang, plaida Orchéron.

— Vous portez le nom de la même mère, rétorqua sèchement le constant.

— Je porte le nom d’une autre femme. De ma vraie mère. Je ne m’en souviens pas encore, mais je sais qu’un jour…

— Fasse le ciel que tu ne recouvres jamais la mémoire !

— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous connaissez de mon… »

La réponse lui arriva sous la forme d’un coup de bâton si soudain et si précis qu’il n’eut même pas le temps de s’en étonner. Le bois dur lui cingla le crâne au-dessus de l’oreille droite. La lumière de la solarine se mit à vaciller, de même que le visage d’Œrdwen, la table basse, les bottes de paille, les cluettes fanées, la cruche, les gobelets… Il s’accrocha à une cheville qui saillait d’une poutre au-dessus de sa tête, mais un deuxième coup de bâton, au flanc cette fois-ci, lui coupa la respiration et le contraignit à lâcher prise. Il s’affaissa sur le plancher avec une douceur cotonneuse, tel un cristal de glace glissant sur des balles de manne. La douleur commença à se manifester, sourde au début, de plus en plus féroce par la suite, comme au début de ses crises. Il se recroquevilla sur lui-même, la tête entre les bras, les mains croisées sur la nuque, les jambes repliées, les cuisses collées à la poitrine.

« Ma fille était pure et tu en as fait un puits d’infection ! glapit Œrdwen. Une porte de la malédiction ! »

Une nouvelle grêle de coups de bâton crépita sur les bras, les épaules et le dos d’Orchéron.

« Ma fille était belle et tu en as fait un symbole de laideur, d’abomination ! »

Orchéron prit conscience que le constant avait l’intention de le tuer. Il fut tenté dans un premier temps de ne pas s’y opposer, soulagé de mettre fin à une existence qui lui avait valu davantage de déboires que de satisfactions, puis, tandis que le bâton continuait de le frapper sous tous les angles, germa en lui l’envie de se révolter, de se battre. L’instinct de survie sans doute, mais aussi une envie impérieuse d’explorer cette partie de lui-même qui lui était inconnue, de reconstituer une trame dont il ne tenait qu’une poignée de fils épars. La pointe du bâton lui percuta sèchement le bas de la colonne vertébrale, une onde de douleur se propagea jusqu’aux extrémités de ses membres, jusqu’au sommet de son crâne.

Œrdwen s’assit sur les bottes de paille et, le pied posé sur la hanche d’Orchéron, le bâton calé contre l’épaule, reprit sa respiration.

« Je savais que tu reviendrais dans ce grenier, petit salaud. Ça fait quarante-six nuits que je t’attends. Nous avons désormais tout notre temps. Tu souffriras plus longtemps, plus durement que Mael est appelée à souffrir. Mes frères de Maran te veulent en vie, mais je leur ai déjà donné ma fille et, cette fois, j’ai bien l’intention de régler moi-même le problème. »

Les paroles d’Œrdwen glissaient sur Orchéron comme des gouttes d’eau sur les plumes de nanzier. Le constant lui offrait un répit inespéré, l’opportunité, sinon de se remettre des coups, de rassembler quelques idées, d’envisager une riposte.

D’abord trouver une arme. Son couteau de corne. Dans la poche de son pantalon. Impossible de le dégager pour l’instant. S’il bouge maintenant, Œrdwen se fera une joie de lui administrer une nouvelle volée de coups. Guetter le moment propice. Reprendre des forces. Le visage de Mael… Qu’a dit son père déjà ? Il l’a… livrée aux couilles-à-masques ? La colère monte en lui, noire, brûlante. Efface la douleur. Finit de le ranimer. Lui rend sa lucidité. Sa détermination.

Les yeux mi-clos, Orchéron observa Œrdwen, toujours assis sur les bottes, la bouche tordue et les yeux exorbités par la haine. Il remarqua pour la première fois que Mael ne ressemblait pas seulement à son père par la teinte et la forme de la chevelure, mais qu’elle en était le portrait épuré, magnifié.