« Alors j’ai une chance d’arriver à l’Ellab avant que…
— Ta seule chance est de partir, Orchéron. Loin d’ici, loin du Triangle.
— Je n’ai pas l’intention d’abandonner Mael et de vivre seul le reste de mes jours.
— La légende évoque un peuple sur le continent qui borde l’autre rive des grandes eaux orientales. Le peuple de l’Agauer.
— Mael n’est pas une légende, mère. Elle est bien réelle et je l’aime. »
Orchale s’avança vers Orchéron et lui posa les mains sur les épaules. Il respira un peu de l’odeur de Mael dans son odeur plus lourde de femme mûre.
« Les protecteurs des sentiers sont en train de saccager notre monde, Orché. Tu trouveras peut-être une solution là-bas. »
Il se détourna pour échapper à la voix et au regard implorants de sa mère.
« La solution serait de les… »
Il s’interrompit, se souvenant subitement de toute l’horreur qu’il y avait à répandre le sang.
« Je partirai après avoir délivré Mael. »
Orchale lui posa la main sur la joue. Le contact avec sa paume glacée le fit tressaillir.
« Ne va pas à la colline de l’Ellab, je t’en supplie. Ils t’y attendent. Ils se servent de Mael comme d’un appât.
— Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’ils s’acharnent sur moi ?
— Ils ne me l’ont pas dit. La réponse se trouve sans doute dans ton passé. Dans leur passé. »
Orchéron enlaça sa mère adoptive par la taille et la serra contre lui.
« Est-ce que tu aimais Œrdwen ?
— Je l’ai aimé. Aussi fort que ton père ou que Jol. Je l’ai détesté, vomi, quand j’ai découvert qu’il était un protecteur des sentiers.
— Tu m’en veux de l’avoir tué ?
— Je m’en veux de ne pas l’avoir fait moi-même. »
Orchéron s’écarta d’Orchale et lança un bref regard au visage d’Œrdwen, aussi paisible dans la mort qu’il avait été tourmenté dans la vie.
« Je dois y aller, maintenant.
— Je vais te chercher un couteau, des vivres et des vêtements. Attends-moi là, je ne serai pas longue. »
Elle lui adressa un sourire à la fois las et plein d’espoir, tira sur les pans échancrés de sa tunique et sortit du grenier, le laissant à nouveau seul avec le corps d’Œrdwen, seul avec ses remords, seul avec les cendres de ses rêves.
CHAPITRE VIII
JOZEO
Vénérée Qval Frana,
Enfin, enfin, des renseignements nouveaux et concrets sur les protecteurs des sentiers. Je les tiens d’un jeune homme – d’un volage qui a passé quelques nuits dans ma chambre, un amant magnifique bien que peu expérimenté, on ne peut rien vous cacher… – qui a demandé à être admis dans leurs rangs et qui s’est finalement rétracté quelques instants avant de sceller le pacte. Car ils scellent un pacte devant toute l’assemblée, de la même manière que les novices de Chaudeterre prononcent leurs vœux après être sorties de la grotte de Djema.
Mon informateur, très disert sur l’oreiller, ignore la nature de ce pacte. En revanche, il m’a confié qu’il était en grand danger depuis qu’il avait renoncé au masque d’écorce et à la robe de craine (la craine est une plante sauvage qui produit une fibre textile brune, désagréable au toucher mais plus résistante que nos laines végétales) : ces gens-là n’aiment pas, visiblement, être déçus par leurs adeptes et assimilent à une trahison toute tentative de reprendre sa liberté individuelle.
Nous savions déjà qu’ils vouaient un culte à Maran, l’époux divin de Djema, nous ignorions en revanche qu’ils vivaient dans l’attente de sa réincarnation sur le nouveau monde. Maran serait, selon eux, le seul et vrai lakcha de l’arche, l’enfant-dieu qui fit jaillir la manne du vide céleste et, ensuite, la confia à Djema et à ses amis pour la distribuer aux autres passagers. Cette interprétation vous paraîtra sans doute ridicule, puérile, mais je vous invite à réfléchir à sa portée symbolique – je suis bien présomptueuse de vous exhorter au discernement, vous qui consacrez votre existence à la recherche de l’ordre secret, de l’éternité omnisciente du présent ! Que voulez-vous, je suis ainsi faite d’enthousiasmes juvéniles, de jugements à l’emporte-pièce, d’élans impulsifs qui paraissent sans doute irrespectueux et pour le moins maladroits.
Revenons à nos chers protecteurs des sentiers. Ils s’accordent à nier la nature divine de Djema et des autres enfants-dieux de l’arche pour faire de Maran leur dieu unique. Par ailleurs, ils ne font, toujours d’après mon informateur, que peu de cas du grand Ab et d’Ellula qu’ils considèrent comme des entités sans importance, comme les simples parents de l’épouse de Maran, comme les maillons ordinaires d’une chaîne génétique qui, j’y reviendrai plus tard, revêt à leurs yeux une importance cruciale. Ils vénèrent la figure de Lœllo en tant que « premier purificateur » (le destructeur des serpensecs) et précurseur du chemin des lakchas (une interprétation pour le coup foncièrement erronée : la chronologie de l’Estérion situe l’épisode des serpensecs longtemps après celui de la manne). Quoi qu’il en soit, Maran est devenu un dieu unique et, pardonnez-moi l’expression, « porteur de couilles ». Or ni vous ni moi n’en portons (ou bien vous m’auriez abusée avec une habileté démoniaque), ce qui veut dire que nos fonctions, vous en tant que responsable du conventuel de Chaudeterre, moi en tant que mathelle du présent, sont extrêmement menacées. Sans tomber dans la paranoïa pure et simple de certaines reines des domaines, je vous conseille de prendre de toute urgence des mesures de sécurité. Ce que j’ai fait moi-même avec l’aide d’Andemeur, de Solan et de mon jeune confident qui deviendra d’ici peu, j’en ai l’intuition, mon troisième constant. Tous les permanents mâles de mon domaine ont accepté de s’enrôler dans notre petite troupe, qui compte désormais une trentaine de membres, et de consacrer quelques heures de leur temps de repos aux exercices d’alerte et de défense. Mon premier fils lui-même, qui va sur ses huit ans, porte désormais une dague de corne à la ceinture et se comporte comme un vrai petit soldat.
À propos vous ai-je dit que Zephra, ma fille cadette, était sujette à des manifestations qui évoquent les visions d’Ellula ? N’y voyez pas, je vous en conjure, l’expression de l’orgueil d’une mère. Étant avertie de la perversité illusionniste du mental, je m’efforce de déployer une sévérité sans faille devant tout phénomène touchant à l’esprit, vision, prémonition, guérison, etc. J’aimerais vous présenter ma fille à Chaudeterre, ce qui m’offrirait une magnifique opportunité de vous revoir. J’en profiterais pour vous livrer en mains propres les dix nanzes de manne que je confie à chaque récolte aux collecteurs chargés de votre ravitaillement. Répondez par l’affirmative, vénérée Qval, et vous aurez devant vous la plus heureuse de vos anciennes disciples !
Je parlais de l’importance des lignées pour les protecteurs des sentiers : il semble qu’il y ait un rapport entre la pureté des lignées et la réincarnation de Maran. Ne me demandez pas lequel, mon beau volage n’a pas séjourné assez longtemps dans le nid des couilles-à-masques pour en apprendre davantage sur ce sujet. Je dois maintenant prendre congé : il se fait tard et je me lève demain à l’aube pour la cueillette des éblouettes, les derniers fruits de la saison sèche.
Recevez, vénérée Qval, l’assurance de mes sentiments très respectueux et surtout très affectueux.