« Loués soient les lakchas, les yonks sont des animaux d’excellente composition ! s’exclama Jozeo. Ils savent d’instinct que la survie du nouveau monde repose en grande partie sur eux et ils viennent d’eux-mêmes s’empaler sur les lames, expertes ou non.
— Ils tuent pourtant des chasseurs et des apprentis à chaque expédition.
— Ceux qui ont été encornés ou piétinés n’avaient absolument rien à faire sur le sentier des lakchas ! » Une petite moue de mépris étirait les lèvres brunes de Jozeo. « Les yonks sont de braves bêtes, encore une fois, mais en égorger des milliers ne suffit pas à faire d’un homme un vrai chasseur.
— Quel gibier, alors ? »
Jozeo contempla le ciel où flottaient une poignée de nuages effilochés, imbibés du mauve et de l’or de Jael.
« Un gibier à la fois mystérieux et familier. Un gibier si rapide que nous ne pouvons pas le suivre à l’œil nu. Un gibier si dangereux que sa surveillance mobilise chaque jour des centaines de guetteurs. Un gibier qui nous oblige à nous terrer comme des furves quand il sort de son antre. »
La respiration d’Ankrel se suspendit tandis que son regard se levait à son tour sur la voûte céleste.
« Tu veux dire… »
Jozeo acquiesça d’un vigoureux hochement de tête.
« Les umbres. »
Ils gardèrent le silence pendant quelques instants, l’aîné observant du coin de l’œil le cadet qui avait du mal à reprendre son souffle. Ankrel était subitement assailli par toutes ses terreurs liées aux umbres, aux sonneries d’alerte déchirant la rumeur du domaine, aux attentes oppressantes dans les pièces silencieuses des bâtiments, aux disparitions subites d’hommes, de femmes, d’enfants de sa connaissance… Les chasseurs avaient beau disposer de leurs propres guetteurs, une angoisse sourde l’avait accompagné au long de ses cinq années d’apprentissage. On ne se sentait en sécurité nulle part sur la plaine d’herbe jaune qui offrait pour tout abri de vagues cachettes au milieu des rochers, les grands nids souterrains des nanziers sauvages ou encore les branches basses des arbres. Combien de fois avait-il estimé que les membres de son cercle n’auraient pas la moindre chance de survivre à une soudaine incursion des umbres ? Par bonheur, les prédateurs volants ne paraissaient pas attirés par les yonks et ne survolaient pratiquement jamais les zones de pâturage des grands troupeaux. Et les sonneries des cornes des guetteurs, disposés tous les cinq cents pas sur un cercle d’une centaine de lieues de diamètre, n’avaient déclenché que de fausses alertes.
« Tu te sens toujours prêt ?
— Mais comment… comment vous comptez capturer les umbres ? bredouilla Ankrel.
— Je te convie à la plus grande aventure de ton existence ! À l’aventure la plus extraordinaire qu’ait jamais vécue un être humain sur ce fichu monde ! Réponds d’abord à ma question : est-ce que tu te sens prêt ? »
Ankrel s’assit à son tour et s’absorba dans la contemplation du bois rugueux de la table, incapable de soutenir le regard exorbité, flamboyant, de Jozeo. Ce que lui réclamait le lakcha, c’était une confiance aveugle, un saut dans le vide, une plongée dans ses peurs les plus intimes, les plus anciennes, les plus profondes. Chasser les umbres, les insaisissables umbres, revenait à tenter d’attraper des cauchemars à main nue.
« Il me faudrait un peu plus de temps pour…
— Réponds ! »
La voix de Jozeo, tranchante, plana au-dessus d’Ankrel comme un couperet. Le jeune chasseur ouvrit la bouche pour inspirer un peu d’air, pour desserrer l’étau qui lui broyait la gorge et la poitrine. Il entrevit, comme dans un brouillard, la silhouette menue et voûtée de sa mère qui, vêtue d’une robe beige et coiffée d’un foulard écru, s’en allait distribuer des pains chauds et des fruits secs à ceux qui n’avaient pas eu le temps de prendre le premier repas du jour.
« Je suis prêt », lâcha-t-il dans un souffle.
Il n’en pensait pas un mot, encore sous le coup de l’effroi que lui avaient valu les révélations de Jozeo, mais il ne s’estimait pas en droit de décevoir son modèle.
« Prêt jusqu’à quel point ? »
Ankrel eut un rictus crispé censé traduire sa détermination.
« Jusqu’au point que vous aurez fixé. »
Jozeo se redressa sur sa chaise et, un large sourire aux lèvres, lui tapota l’épaule du plat de la main.
« Je le savais ! Je savais que je pouvais compter sur toi. J’avais parié avec les autres que tu accepterais.
— Qui sont les autres ?
— Tu les connaîtras bientôt. Ce sont tous des lakchas de chasse, mais pas seulement.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Jozeo jeta un bref coup d’œil sur les environs et se pencha par-dessus la table jusqu’à ce que ses mèches rebelles frôlent le front et le nez d’Ankrel.
« Tu es prêt à t’engager sur le sentier secret des lakchas ? dit-il à voix basse. Sur le sentier de Maran ?
— Maran ? Mais…
— Est-ce que tu es prêt à devenir un gardien des lois intangibles de l’arche ? »
Interloqué, suffoqué, le jeune chasseur répondit d’un clignement de cils et, d’un geste vague, invita son interlocuteur à poursuivre.
« Est-ce que tu es prêt, Ankrel fili Neamia, à rejoindre le cercle sacré des protecteurs des sentiers ? »
Les fesses et les cuisses irritées, Ankrel observait les environs au travers des interstices du petit appentis dont Jozeo avait soigneusement verrouillé la porte. Le visage dissimulé sous un masque d’écorce, le corps enfoui sous une longue robe, armés de piques, de haches, de masses, des protecteurs des sentiers gardaient les issues de la grange voisine, visiblement abandonnée depuis des lustres. Jael s’était couché depuis un bon moment, et le ciel, étonnamment lisse, se tendait d’un mauve sombre qui contenait déjà l’indigo de la nuit.
Jozeo et Ankrel avaient chevauché le yonk durant des heures sous la chaleur torride du jour. Ils ne s’étaient arrêtés qu’à deux reprises, une fois pour se restaurer et se désaltérer sur la rive de la rivière Abondance, une autre fois pour laisser souffler la monture de Jozeo, un mâle splendide à la robe presque entièrement noire et dont les cornes atteignaient la longueur d’un bras d’homme. Ils étaient arrivés en vue de la grange au crépuscule.
« Elle faisait partie d’un grand domaine autrefois, avait précisé Jozeo en sautant à terre. Mais Govira, sa mathelle, une sacrée belle femme par ailleurs, ne respectait pas les lois de l’arche.
— Elle ne les connaissait peut-être pas…
— Tout le monde les connaît. Nos ancêtres étaient tous logés à la même enseigne. Chacun de nous a reçu leur héritage, chacun de nous sait quelles sont les frontières à ne pas franchir.
— Et qu’est-ce qu’elle est devenue, cette Govira ?
— Elle et sa lignée se sont éteintes, avait répondu Jozeo dans un grand éclat de rire. Définitivement. »
Bien que les lieux fussent déserts, Jozeo avait enfermé Ankrel dans l’appentis en lui confiant que, jusqu’à la signature du pacte, seul son parrain était autorisé à contempler son visage et à entendre sa voix.
Ankrel avait beau explorer sa mémoire de fond en comble, il ne comprenait pas à quelles lois intangibles Jozeo faisait allusion. Il ne comprenait pas davantage ce qu’il fabriquait dans cet appentis qui puait le bois moisi au lieu d’être confortablement installé à la table familiale du domaine de Velaria. Il aurait été bien incapable d’expliquer les raisons qui l’avaient poussé à s’engager dans cette expédition insensée contre les umbres, à rejoindre le cercle mystérieux des couilles-à-masques, ces personnages vaguement burlesques dont les femmes brocardaient sans cesse les déguisements et l’emphase ridicules. Il existait une réponse pourtant, évidente mais tellement mortifiante qu’il répugnait à l’envisager : Jozeo avait exploité son admiration pour le manipuler, pour l’amener là où il l’avait décidé. Cependant, même si Ankrel avait eu la possibilité de soulever des montagnes de volonté et de courage pour faire marche arrière, il aurait préféré se planter son couteau dans le ventre plutôt que de revenir sur sa parole et d’affronter le mépris des lakchas. Il n’avait pas été piégé par son modèle mais par son orgueil.