La nuit était tombée, et avec elle un froid sec, lorsque la porte s’ouvrit enfin et livra passage à un protecteur des sentiers éclairé par une solarine. Il tendit à Ankrel un tissu plié ainsi qu’un objet en bois qui évoquait très vaguement un visage grimaçant.
« Mets-les. »
Il sembla à Ankrel reconnaître les intonations de Jozeo dans la voix déformée par le masque d’écorce. Il enfila la robe, coupée dans un tissu rigide, râpeux, désagréable au toucher.
« Tu devras te fabriquer ton propre uniforme une fois que tu auras scellé le pacte.
— Quel pacte ? » demanda Ankrel.
L’autre lui intima de se taire d’un geste de la main. Il hocha la tête, plaqua le masque de bois contre son visage et noua les trois lanières de cuir sur sa nuque. Les fentes oculaires, étroites, réduisaient considérablement son champ de vision. Il avait l’impression de participer à l’une de ces processions de Grande Délivrance où les enfants portaient des déguisements de tissu et d’argile censés figurer les héros de l’Estérion.
Ils sortirent dans la nuit où pas une étoile ne luisait et, toujours à la lueur de la solarine, se dirigèrent vers l’entrée principale de la grange. Ankrel, qui marchait derrière le protecteur des sentiers, sentait monter une étrange excitation en lui, une fièvre qui n’était pas seulement due à la chaleur dégagée par sa robe et son masque. Les ténèbres paraissaient subjuguées par une présence ensorcelante latente. Les deux hommes fendirent un petit groupe de gardes. Ils ne prononcèrent pas un mot, mais Ankrel vit briller par les fentes des masques des regards plus éloquents que les paroles, des regards dont l’intensité s’accordait à sa propre exaltation, la renforçait même, comme des ruisseaux venant grossir le cours d’une rivière. Il transpirait en abondance sous ses vêtements de peau et cette robe plus épaisse que la fourrure d’un yonk. Le masque lui donnait une sensation de puissance inouïe, voire d’invulnérabilité, comme si le bois renfermait un pouvoir occulte.
Ils entrèrent dans la grange qu’éclairaient une dizaine de solarines suspendues aux poutres ou posées dans des niches, s’avancèrent jusqu’au centre de l’espace nu, désert, où, d’un mouvement péremptoire du bras, son guide ordonna à Ankrel de s’arrêter. L’éclat des solarines révélait la progression du chaos en marche : des herbes avaient crevé le sol de terre battue, des pierres s’étaient effondrées du haut des murs, des ronces et des plantes grimpantes tombaient en entrelacs jaunes, verts ou rouges des brèches du plafond.
Ankrel ne parvenait pas à maîtriser ses tremblements. Chaque battement de son cœur pinçait les cordes qui partaient de sa cage thoracique pour se tendre jusqu’à son crâne, son bassin, ses jambes et ses bras. Une odeur indéfinissable, un mélange improbable de moisissure, d’essence de cluette et de graisse de yonk, imprégnait l’air aussi épais que de la boue.
Des protecteurs des sentiers surgirent de l’ombre et s’avancèrent en cercle autour des deux hommes. Une cinquantaine à première vue, peut-être davantage. Tous portaient, glissé dans la ceinture de corde qui les serrait à la taille, une dague ou un couteau de corne. La ronde grimaçante des masques d’écorce, grossièrement sculptés pour la plupart, s’immobilisa à une dizaine de pas d’Ankrel et de son guide.
« Loué soit Maran, l’enfant-dieu de l’arche, fit une voix caverneuse. Il vainquit les légions des robenoires et les Kroptes sanguinaires qui avaient crevé les yeux de sa mère, il fit jaillir la manne du néant et permit à nos ancêtres de survivre dans le vide de l’espace.
— Loué soit Maran, reprirent en chœur les protecteurs des sentiers.
— Il plongea dans l’eau bouillante de la cuve pour délivrer son épouse Djema des sortilèges du Qval, il engendra des fils qui menèrent l’arche à bon port, il défricha le sentier de l’abondance, du don, de la générosité.
— Loué soit Maran.
— Il vit parmi nous par ses descendants et nous commande de préserver sa lignée.
— Loué soit Maran. »
Ankrel ne parvenait pas à déterminer s’il y avait un ou plusieurs récitants. La voix paraissait jaillir de divers endroits du cercle comme s’ils étaient plusieurs à prononcer les paroles rituelles, mais le timbre restait toujours le même, grave, solennel, sépulcral. Les scansions lancinantes du chœur le pénétraient comme des pieux brûlants, attisaient le feu qui grondait au fond de lui.
« Il nous guide sur la voie de la pureté, il nous garde de la malédiction et de la souillure.
— Loué soit Maran.
— Il nous protège des amayas de l’espace et de l’abomination du Qval.
— Loué soit Maran.
— Nous sommes les bras de sa colère, les instruments de sa vengeance, les défenseurs de sa parole, les gardiens de son ordre.
— Loué soit Maran.
— Nous sommes ses serviteurs, ses soldats, ses fils.
— Loué soit Maran.
— Nous sommes les protecteurs des sentiers. »
Le chœur ponctua cette dernière phrase d’un murmure prolongé qui enfla en une clameur assourdissante avant de s’envoler dans les ténèbres de la grange.
« Voici le frère qui demande à rejoindre l’armée des serviteurs de Maran, déclara le guide d’Ankrel quand le silence se fût à nouveau rétabli.
— Peux-tu nous répondre de sa lignée ? demanda une voix.
— J’en réponds.
— Peux-tu nous répondre de sa loyauté ?
— J’en réponds.
— Peux-tu nous répondre de sa volonté ?
— J’en réponds. »
Les protecteurs poussèrent une nouvelle clameur et se reculèrent de trois ou quatre pas, agrandissant le cercle et sortant plus ou moins de la lumière des solarines.
« Alors le temps est venu de sceller le pacte », reprit la voix.
Des mouvements au fond de la grange attirèrent l’attention d’Ankrel. Le regard insistant de son guide transperçait le bois de son masque et lui incendiait le visage. Il tremblait plus fort encore que lorsqu’il avait affronté nu les grands froids de l’amaya de glace, son corps et son esprit ne lui appartenaient plus.
Une silhouette projetée à l’intérieur du cercle parcourut une distance de dix pas avant de s’affaisser à ses pieds.
Une jeune fille blonde, vêtue d’une robe de laine végétale déchirée, souillée. Yeux écarquillés, bouche grande ouverte, bras levés au-dessus de sa tête en un geste d’imploration. Elle ne lui était pas inconnue, mais il ne se souvenait plus où il l’avait rencontrée, aux fêtes de Grande Délivrance peut-être, ou lors d’un banquet réunissant plusieurs mathelles. Sa beauté s’inscrivait en transparence sous l’expression de terreur qui l’enlaidissait.
« Elle sera exposée aux umbres demain à la première heure, souffla le guide d’Ankrel. Mais avant, tu dois la protéger d’elle-même, tu dois la purifier, tu dois lui donner une chance de recevoir la bénédiction de Maran, de renaître au nouveau monde, d’entrer dans la deuxième vie des méritants.
— Comment ? Comment ? »
Ankrel prit alors conscience de la tension douloureuse de son sexe, de l’énergie sensuelle, sauvage, qui irriguait chaque parcelle de son corps et sut qu’il connaissait la réponse.