Le sang d’Orchéron se glaça lorsque deux protecteurs des sentiers tirèrent au bout d’une corde une prisonnière au milieu de la vingtaine de cadavres étendus sur la terre brûlée. Même s’ils lui avaient recouvert la tête d’un ample capuchon de craine, il la reconnut sans l’ombre d’une hésitation et en éprouva à la fois du soulagement, de la colère et de l’inquiétude.
Des coups sourds ébranlèrent le sol et soulevèrent une nue poussiéreuse. Un groupe de couilles-à-masques plantait, à l’aide de masses de pierre, des piquets courts dans la terre sèche. Un autre retira le capuchon de la prisonnière et dénoua la corde qui lui enserrait les poignets. Orchéron se mordit la lèvre jusqu’au sang pour contenir son hurlement : en quelques semaines, Mael avait vieilli d’une trentaine d’années, son visage s’était amaigri, durci, des cernes profonds violacés s’étaient creusés sous ses yeux, ses cheveux collés par la terre et les croûtes n’avaient plus qu’un lointain rapport avec la cascade dorée somptueuse qui fredonnait au moindre de ses rires. Son regard éteint, vide, trahissait de l’indifférence, de l’absence, comme si elle était déjà morte à l’intérieur.
Les doigts d’Orchéron se crispèrent sur le manche du couteau de corne que lui avait remis sa mère adoptive. La même rage qu’il avait ressentie devant Œrdwen, la même sauvagerie, la même haine, la même envie de répandre le sang montaient en lui, finissaient de dissiper ses remords en partie estompés par sa longue marche entre le domaine d’Orchale et l’Ellab. Les couilles-à-masques devaient payer pour ce qu’ils avaient fait subir à Mael. Pour ce qu’ils avaient fait subir à sa… mère.
Sa mère…
Il la revoyait à présent, figure tragique posée sur un fond d’herbe brûlée, terrassée par le chagrin, la terreur et les regrets… Pas beaucoup plus âgée que Mael, et pourtant déjà rongée par le temps, déjà touchée par la mort… Et il se revoyait, lui, attaché à l’arbuste, à demi étranglé, fou de terreur, essayant vainement de briser ses liens…
L’arbuste avait disparu, mais les protecteurs des sentiers étaient toujours là, encore plus nombreux, retranchés dans leur anonymat, affublés des mêmes masques et des mêmes vêtements. Ils couchèrent Mael sans ménagement sur le sol, lui retroussèrent sa robe, lui lièrent les poignets et les chevilles aux piquets. Elle ne réagissait pas, n’essayait pas de regimber, pas même de rechercher une position un peu moins inconfortable. Contrairement à la mère d’Orchéron – de… Quel nom criait-elle ?… Lob… ? –, elle ne portait pas de marques de coups sur les membres ou le visage, seulement des traces rouges sur les cuisses qui ressemblaient à des empreintes de doigts.
Orchéron se rappela son premier nom, Lobzal, Lobzi pour sa mère, mais il demeura parfaitement étranger à cette enfance révélée, comme s’il remontait le cours d’une existence qui ne le concernait pas. Les umbres l’avaient épargné à deux reprises, sur cette colline et dans le grenier du silo. Si ce phénomène inexplicable voulait bien se reproduire une troisième fois – et il comptait bien qu’il se reproduise –, il lui permettrait de délivrer Mael, rien d’autre n’avait d’importance.
La sonnerie d’une corne retentit et plana un long moment dans le silence de l’aube. Les protecteurs vérifièrent les liens de leur prisonnière et se retirèrent en silence, pressés désormais de regagner leur abri avant le passage des prédateurs volants.
Orchéron attendit pour se redresser que les bruits de leurs pas se fussent évanouis. De son poste d’observation, il les regarda s’égrener en hâte sur le sentier tortueux de la colline, puis, quand il estima qu’il n’y avait plus de danger, il dévala la butte et, enjambant les cadavres, se précipita vers Mael.
« Mael, c’est moi, Orché, je suis venu te chercher… »
Il posa au sol sa gourde et sa besace. Elle le fixa sans qu’aucune expression ne trouble ses yeux. Il trancha les liens de ses poignets, la prit par les aisselles, la releva et l’étreignit.
« Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, Mael ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »
Les larmes maintenant roulaient sur les joues d’Orchéron avant de se perdre dans les touffes éparses et noires de sa barbe. Elle ne réagissait toujours pas, amorphe, les bras tombant de chaque côté de son corps, la tête posée sur l’épaule de son frère, comme une poupée vidée de ses chiffons.
« Je t’emmène avec moi. Nous partons sur l’autre continent, sur l’autre rive des grandes eaux orientales, là où il n’y a pas de couilles-à-masques. »
Il enfouit ses sanglots dans la chevelure de sa sœur adoptive. Elle répandait une odeur de terre humide, de sang séché, d’urine et de craine. Il la serra contre lui de manière convulsive, comme si ces quelques mouvements désordonnés et brutaux avaient le pouvoir de la ramener à la vie. Puis il s’aperçut que les pieds de Mael bleuissaient sous la pression des liens enroulés autour de ses chevilles, s’écarta d’elle et, tout en la maintenant assise d’une main, sectionna les cordes en s’appliquant à ne pas lui entailler la peau. C’est alors seulement qu’il remarqua, sous les plis de sa robe retroussée, les taches de sang qui maculaient le haut de ses cuisses et son bas-ventre.
La deuxième sonnerie d’alerte tira Orchéron de son hébétude. Il leva machinalement les yeux et discerna dans le lointain les formes noires d’un vol d’umbres. Il les suivit un long moment du regard avant d’observer, poussé par une curiosité machinale, les cadavres étendus autour de lui. La plupart étaient des anciens qui avaient probablement passé plus de deux siècles sur le nouveau monde, deux étaient des adultes dans la force de l’âge, un homme mutilé, déformé, comme broyé par une avalanche de rochers, une femme intacte hormis ses yeux, ses lèvres et sa gorge gonflés, victime sans doute d’une allergie au pollen tardif, un était un adolescent qui, à en juger par la large plaie à son front, avait reçu un coup ou une pierre sur la tête, la dernière enfin était une fillette de trois ou quatre ans qui, malgré sa pâleur, semblait plongée dans un sommeil paisible et prête à se réveiller à chaque instant.
Un gémissement le fit tressaillir. Allongée sur le dos, Mael fixait le ciel enflammé par les premières lueurs de Jael. Elle tourna la tête dans sa direction. Il crut deviner une lueur de complicité dans ses yeux, une amorce de sourire sur ses lèvres.
Elle était vivante. Vivante.
Il ne pouvait plus rien pour les autres mais, elle, elle avait encore un avenir, un supplément d’existence, du temps pour cicatriser ses blessures et l’amour de son frère d’adoption pour revenir à la vie. Lui devrait étouffer la fleur vénéneuse qui germait dans son cœur, oublier l’ombre odieuse des couilles-à-masques, arracher les derniers remords enracinés par le meurtre d’Œrdwen, réapprendre à la contempler avec un regard neuf, avec le regard intense et pur du présent. Il s’essuya les joues d’un revers de main, lui rendit son amorce de sourire, la saisit avec délicatesse par les épaules et le pli des jambes, la souleva et, tout en veillant à ne pas buter sur les cadavres environnants, s’engagea sur le sentier qui descendait vers la plaine.
Une vague de froid descendit sur la colline au moment où il atteignait la mi-pente. Il n’eut pas besoin de scruter le ciel pour savoir que les umbres survolaient le sommet de l’Ellab. Il s’immobilisa néanmoins, en nage, les bras tétanisés par son fardeau, avisa un renfoncement dans la paroi, une niche étroite creusée par le surplomb d’un rocher, s’y engouffra, posa Mael dans les herbes et s’assit à ses côtés. Il dégagea sa gourde, en plaqua le goulot sur les lèvres de sa sœur, réussit à lui faire avaler quelques gouttes qui refluèrent aussitôt aux commissures de ses lèvres, n’insista pas, but lui-même une rasade d’eau imprégnée d’une âpre saveur de cuir, mangea ensuite l’un de ces gâteaux aux fruits confits dont Orchale avait rempli sa besace.