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Il n’avait désormais plus de repère, plus de frontière, comme si le ciel et la terre s’étaient dérobés à ses yeux. Hors de question de retourner au domaine d’Orchale, passé sous le contrôle des protecteurs des sentiers. Hors de question de demander refuge dans un autre mathelle, les couilles-à-masques les avaient probablement tous infiltrés. Hors de question, encore, de se cacher dans la plaine d’herbe jaune qui n’offrirait aucune ressource pendant les deux mois de l’amaya de glace. Il ne restait qu’une solution réellement envisageable, celle préconisée par Orchale, traverser les grandes eaux orientales et passer sur l’autre continent. Mais encore fallait-il franchir la chaîne de l’Agauer avant les averses de cristaux de glace et trouver le moyen de voguer sur des flots à la réputation peu engageante. De plus, avec le poids mort constitué par Mael…

Des cris le tirèrent de ses réflexions. Le roulement obsédant de ses pensées et sa fatigue s’étaient ligués pour l’entraîner à fermer les yeux.

Mael avait disparu. Il se rua hors de la niche et découvrit sa sœur adoptive plus haut sur la pente. Elle courait sur le sentier en agitant les bras et en poussant des hurlements. Elle avait retroussé sa robe jusqu’à la taille, mais la laine végétale tire-bouchonnée retombait à chacune de ses foulées et lui entravait les jambes.

« Mael ! »

Elle s’arrêta, fit passer sa robe par-dessus sa tête, la jeta derrière elle puis, sans se retourner, reprit sa course gesticulante, vociférante.

« Reviens, Mael ! »

Orchéron aperçut les umbres au-dessus de la colline, lucarnes ouvertes sur le vide, parfaitement immobiles. Cinq seulement, mais beaucoup plus grands – ou plus près – que ceux qu’il avait vus les autres fois. Pointes triangulaires aussi effilées que des lames, queues et ailes – ou nageoires – oscillantes, flancs amples et arrondis. Il ne pouvait pas suivre leurs déplacements des yeux, mais il savait, aux colonnes grises qui assombrissaient la lumière de Jael, aux courants froids qui s’échouaient dans la chaleur naissante du jour, qu’ils fondaient l’un après l’autre sur la colline de l’Ellab pour s’emparer des cadavres.

Il s’élança à la poursuite de Mael, combla rapidement l’intervalle malgré sa fatigue, malgré la raideur de la pente, malgré un point de côté. Elle-même titubait, s’appuyait aux rochers ou aux racines qui saillaient de la terre, s’accrochait aux branches des buissons pour rester debout et prolonger une course chaotique, chancelante. Il la perdit de vue dans un lacet en forme d’épingle.

« Mael ! »

Il accéléra l’allure, déboucha, au bout du tournant serré, sur une portion relativement plane habillée d’herbe, de ronciers et traversée en ligne droite par le ruban clair du sentier. Hors d’haleine, les poumons en feu, il s’arrêta pour balayer les environs du regard. Il finit par la repérer au milieu de la végétation, à demi camouflée par les panaches translucides des herbes. Les épines s’enroulaient autour d’elle comme des lanières de fouet, lui couvraient le dos, les fesses et les jambes d’égratignures sanglantes.

« Mael… »

Elle ne criait plus, ses exhalaisons prolongées s’achevaient en gémissements, en supplications. Il jeta un bref coup d’œil aux umbres avant de tirer son couteau de sa poche et de s’enfoncer à son tour dans le fouillis végétal. Les branches basses des ronciers s’agrippaient à ses bottes, à son pantalon, et enrayaient chacun de ses pas. Des épis desséchés se frottaient sur les manches de sa tunique dans une succession de froissements et de crépitements.

« Mael. »

Elle ne bougeait pratiquement plus, empêtrée dans les branches d’arbustes qui, plus loin, prenaient le relais des ronces et des herbes. Il continuait de se rapprocher, taillant dans la végétation à grands coups de botte, d’épaule et de couteau. Elle ne lui prêtait aucune attention, le visage levé vers le ciel, le corps perlé de sueur et de sang.

Orchéron perçut avec une netteté terrifiante la vague de froid qui descendait sur eux.

« Non ! »

Son cri se perdit dans le silence funèbre de la colline de l’Ellab. À l’emplacement où s’était tenue Mael une fraction de temps plus tôt ne restaient plus qu’un cercle noir et un sillage gris qui, déjà, se dispersait dans la lumière aveuglante du jour.

La nuit tombait quand Orchéron sortit enfin de sa prostration et se remit en chemin. Assis dans les ronces, le couteau en main, il avait d’abord projeté de mettre lui-même fin à ses jours puisque les umbres ne voulaient pas de lui. Puis, emporté par le cours de ses pensées, il s’était plongé dans cette enfance inconnue, étrangère, qui s’était achevée sur la colline de l’Ellab. Elle lui était revenue par bribes, par petites touches éparses qui ne suffisaient pas à recomposer l’intégralité du tableau mais qui, comme les solarines, jetaient des taches de lumière sur quelques zones de ténèbres. Elles avaient éclairé sa mère, Lilea, l’intendante du mathelle de Jasa, une femme jeune, jolie, vive mais sujette à de profondes crises de mélancolie qui la clouaient sur son lit pendant plusieurs jours. Elles avaient révélé des bouilles hilares ou inquiètes d’enfants, ses compagnons de bêtises et de jeux, le visage plus grave de Lena la djemale, sa première instructrice, les traits rudes de Forz, un constant de Jasa, un homme au regard libidineux et fourbe, les masques horribles des couilles-à-masques dans la semi-pénombre d’un silo. Elles avaient dévoilé des fragments d’existence, l’odeur et la chaleur de sa mère lorsqu’il se glissait dans son lit, le venin de la jalousie quand elle lui préférait un volage et lui fermait la porte de sa chambre, la frayeur soulevée par les passages des umbres, les petites peurs suscitées par les larcins de fruits dans les séchoirs des silos et par les jeux dangereux au-dessus des toits, les heures d’une nostalgie inexplicable, languide, si profonde qu’elle lui tirait des larmes. Elles avaient exhumé surtout ce besoin latent, fondamental, de découvrir l’ordre invisible de son monde, de mêler sa voix au chœur secret de son monde.

C’est là, dans cette aspiration intacte, dans ces braises couvant sous la cendre, qu’Orchéron avait puisé la force de repartir. Et aussi dans l’idée, dans la certitude que Mael avait choisi de se donner aux umbres plutôt que de se laisser empoisonner par ses souvenirs. Il n’avait plus rien à faire dans les domaines, ni même sur la plaine du Triangle. Puisque les hommes – les hommes et non les prédateurs volants – avaient fait le vide autour de lui, il partirait dans la direction de l’est, il passerait de l’autre côté des grandes eaux, il consacrerait son existence à l’exploration de son monde, à la recherche de cette trame invisible dont il pressentait la splendeur sous le voile terni des apparences.

Il percevait encore les vestiges du froid abandonnés par le passage des umbres. Ou bien étaient-ce les rafales mordantes de la bise ? Il frissonnait sous la laine pourtant épaisse de sa tunique. Les pierres roulaient sous ses pas, les herbes et les frondaisons bruissaient sur les bords du sentier comme des foules ivres de colère. Une chape nuageuse occultait les étoiles, la nuit se gorgeait de noirceur, d’amertume et de chagrin.

Un éclair éblouit la plaine, se désagrégea en répliques étincelantes, fulgurantes, qui précédèrent de peu un grondement prolongé. Les orages étaient rares sur le Triangle, mais d’une puissance dévastatrice.