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Orchéron pressa le pas. L’air était déjà saturé d’humidité, et il lui fallait arriver au pied de l’Ellab avant les premières trombes. L’eau ruissellerait sur les pentes sèches, sur les rochers, transformerait le sentier en un torrent de boue. Il avait failli être emporté par un orage sur le versant d’une des collines, pourtant moins hautes que l’Ellab, qui bordaient le domaine d’Orchale. Traîné par une coulée de boue sur une distance de deux ou trois cents pas, il n’avait dû son salut qu’aux branches providentielles d’un jaule.

Des éclairs rapprochés hachèrent l’horizon comme un réseau de nerfs à vif, des roulements fracassants se répondirent, s’entremêlèrent, les premières gouttes, épaisses, lourdes, cinglèrent les herbes et la terre du sentier.

Orchéron distingua des lumières au pied de la colline. Des lumières qui persistaient à briller entre les sabres livides des éclairs.

Des solarines.

Elles cernaient dans l’obscurité des silhouettes d’hommes qui sortaient d’un abri souterrain et se répandaient en cercle autour de l’Ellab. Des hommes affublés de masques d’écorce, armés de piques, de haches et de masses.

CHAPITRE X

ZMERA

Vénérée Qval Frana,

Une première escarmouche a opposé notre petite troupe aux protecteurs des sentiers. Quelques jours avant, une délégation de couilles-à-masques avait demandé à me rencontrer. Ils venaient m’ordonner de leur remettre Kal, mon troisième constant – vous vous souvenez, mon bel informateur, l’homme qui refusa au dernier moment de signer leur pacte… Une injonction inacceptable, comme vous pouvez vous en douter (autant inacceptable que leur accoutrement, leur langage et leur anonymat). Je leur ai donc opposé une fin de non-recevoir, ils se sont retirés en m’insultant, en me promettant des représailles éprouvantes, sanglantes.

Nous nous sommes dès lors tenus sur un qui-vive permanent qui nous a permis, grâce à un système d’alarme mis au point par Solan, de prévenir leur attaque. Ils ne s’attendaient certainement pas à tomber sur une trentaine d’hommes décidés, armés, une petite troupe manœuvrant à la perfection et possédant sur eux l’avantage de connaître le terrain. Ils ont engagé le combat mais pas très longtemps, car ils se sont rapidement aperçus qu’ils couraient vers une défaite totale, humiliante. Ils ont battu en retraite en abandonnant deux des leurs allongés dans la poussière, l’un tué d’un coup de dague de corne dans le cœur et l’autre blessé au ventre. De notre côté, nous n’avons à déplorer que des blessures bénignes, des éraflures, un doigt écrasé, une entaille profonde sur un genou de Solan. Mais le plus réconfortant, c’est que pas un de mes soldats ne m’a trahie, quand certaines de mes consœurs affirment que les couilles-à-masques ont infiltré l’ensemble des domaines. Tous ont combattu avec enthousiasme, conscients qu’ils ne défendaient pas seulement une mathelle ou un territoire, mais leur propre liberté, leur propre souveraineté. Et tous, le lendemain, avaient encore des étoiles dans les yeux. J’avoue que, gangrenée par la paranoïa d’autres mathelles, je nourrissais quelques soupçons sur Andemeur et sur Kal, le premier parce qu’il s’est aigri et fissuré dans ses certitudes, le second parce que son histoire ressemblait diablement à un stratagème mis en place par les couilles-à-masques. Mais leur bravoure, leur ardeur, leur dévotion m’ont apporté le plus cinglant, le plus éclatant des démentis. Si je sais comment me faire pardonner de Kal, j’ignore comment me rapprocher d’Andemeur. Je vous ai confié, me semble-t-il, qu’il avait reçu un coup de pied de yonk au bas-ventre et que, depuis, il était devenu indifférent aux choses du sexe. Mais je ne veux pas vous importuner avec des considérations qui vous sont étrangères, il me revient de trouver le moyen de prouver ma reconnaissance à mon fidèle constant, le père de mes deux premiers enfants et la pierre angulaire de mon mathelle.

Nous avons retiré leur masque aux deux protecteurs tombés sur le champ de bataille. Leur jeunesse m’a épouvantée : l’un, le mort, était encore un enfant de vingt ans, l’autre, le blessé, n’a probablement que cinq ou six ans de plus. Nous avons décidé d’épargner ce dernier, non par pure bonté d’âme – encore qu’il est certainement très éprouvant d’exécuter de sang-froid un adolescent désarmé – mais parce que la présence d’un otage (je n’aime pas ce mot mais je n’en ai pas d’autre à ma disposition…) pourrait revêtir une importance cruciale dans nos futures confrontations. Nous l’avons soigné et enfermé dans une pièce de la maison dont nous tenons la porte fermée à l’aide d’une barre de bois. Il nous toise avec dans les yeux une rage effrayante venue du fin fond de l’amaya. Il serait beau garçon, pourtant, sans cette expression fanatique qui transforme son visage en un masque aiguisé, blessant, encore plus rigide et effrayant que l’autre, celui taillé dans l’écorce. Il ne répond à aucune de nos questions, n’accepte aucune nourriture ni aucun gobelet d’eau. Nous comptons un peu sur la faim et la soif pour qu’il revienne à une attitude plus conciliante, à des sentiments plus humains. Quel pacte signent-ils donc, nos pauvres jeunes gens, pour être à ce point dévorés par la haine ?

Les sœurs séculières, qui passent d’habitude tous les quatre jours au domaine, espacent de plus en plus leurs visites. Quelques mathelles et moi-même envisageons de créer notre propre système de messagers pour correspondre avec les autres domaines et, si vous le souhaitez, avec le conventuel de Chaudeterre. La situation risque de se dégrader rapidement sur les plaines du Triangle, et nous devons à tout prix rompre notre isolement, rester en communication les unes avec les autres, offrir une opposition groupée, cohérente, aux protecteurs des sentiers.

J’ai eu l’occasion de vérifier à plusieurs reprises que les visions de ma fille Zephra nous proposaient des images fidèles de l’avenir. Fidèles, pas nécessairement figées : les chemins du présent ne sont jamais condamnés, et je vous assure, vénérée Qval, que nous devons réagir avec une extrême vigueur si nous ne voulons pas être balayées par les vents de l’oubli. Ma proposition tient toujours malgré les incertitudes que soulève un voyage à Chaudeterre : je serais très heureuse de vous rencontrer, de vous présenter Zephra, d’envisager avec vous les solutions qui permettraient de résoudre au mieux de nos intérêts cette première grande crise du nouveau monde.

Merilliam.

« Ah, voici la petite idiote qui prend un bassin d’eau bouillante pour une baignoire ! »

Alma s’avança de trois pas, s’inclina et resta un long moment penchée en avant, autant pour dissimuler son humiliation que pour se donner le temps de préparer sa riposte.

« Ne soyez pas trop sévère avec elle, Zmera, intervint Qval Frana. Je suis convaincue qu’elle deviendra un jour une bonne, une excellente djemale. »

Toujours inclinée, Alma sentit le regard de sa mère la parcourir du haut en bas comme une coulée de glace.

« Vous dites cela pour ménager mon cœur de mère, vénérée Qval, dit Zmera. Ma fille est devenue la risée du conventuel.

Bah, on m’a rapporté que Gaella la folle était morte, et il faut bien que Chaudeterre lui trouve une remplaçante ! »

Alma eut enfin le courage de lever les yeux sur la femme qui se tenait assise, non sur le fauteuil de gauche, normalement dévolu à l’usage des visiteuses, mais sur celui de droite, le plus profond, en principe réservé à la responsable du conventuel. Elle ne put s’empêcher de ressentir un petit pincement de joie mauvaise en constatant que Zmera accusait désormais le poids des soucis et des ans. Des mèches grises ternissaient sa chevelure autrefois d’un noir plus profond que les nuits sans satellite. Les rides s’étaient creusées sur son front, autour des yeux, toujours aussi clairs et perçants, et aux coins de sa bouche. L’allure était également plus lourde, épaules affaissées, double menton, cou enfoncé dans les broderies de l’encolure de la robe. Les veines saillaient et les taches brunes fleurissaient sur le dos de ses mains, ces belles et grandes mains qui, Alma l’avait appris à ses dépens, distribuaient les gifles avec une vigueur, une précision et une rapidité étonnantes. Il avait suffi de deux ans au temps, cet inlassable sculpteur, pour faire émerger la vieillarde de la mathelle forte et orgueilleuse, de la reine féconde aux six constants et aux mille soupirants.