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« En dehors de cette… mésaventure, Alma s’est révélée une novice appliquée, méritante, reprit Qval Frana. Et, croyez-moi, votre cœur de mère n’a rien à faire là-dedans.

— Mon cœur de mère peut-être pas. Les intérêts du conventuel en revanche…

— Je vous assure que ce genre de considération…

— Allons, vénérée Qval. Vous avez besoin de manne pour nourrir vos pensionnaires, de laine végétale pour les vêtir, de draps et de couvertures pour les coucher, de paille pour bourrer leurs matelas, d’huiles et de savons pour les laver. Vous n’êtes pas seulement une sainte engagée sur le chemin de Djema mais la gérante du conventuel, la mère des centaines de filles et de femmes qui vivent dans ces murs. Vous consacrez une grande partie de votre tâche aux relations avec les domaines fournisseurs, et vous estimez sans doute que vous devez ménager la susceptibilité de leurs mathelles. Pour ce qui me concerne, je vous prie instamment de m’épargner ce genre de duplicité. Je n’ai pas besoin que vous me vantiez les mérites de ma fille en contrepartie de mes livraisons de grain, de laine ou d’huiles végétales. Pas besoin non plus que vous la dispensiez des corvées collectives.

— J’ai seulement estimé que sa constitution physique…

— Sa fragilité n’est qu’apparente, soyez rassurée. Traitez-la en sœur ordinaire, c’est tout ce que je vous demande. Vous m’avez rendu service en l’acceptant dans votre organisation, je m’acquitte de ma part de marché, voilà tout. Alma n’a jamais été une enfant facile, c’est à vous et à vous seule qu’il revient de la corriger si elle persiste à semer le désordre dans le conventuel. Moi, j’ai simplement exprimé le souhait de la saluer avant de me remettre en route. »

Alma se détourna pour dissimuler ses larmes. Sa mère n’était pas venue à Chaudeterre pour la saluer ou s’inquiéter de sa santé, mais pour la punir, pour l’humilier, selon une vieille habitude. Et Qval Frana, en lui racontant sa mésaventure dans la grotte de Djema, lui avait offert sa tête sur un plateau. La façon qu’avaient les deux femmes de parler d’elle comme si elle n’était qu’un sujet de conversation ou une monnaie d’échange parmi d’autres la révulsait, la révoltait. Elle pouvait encore comprendre ce genre de comportement de la part de Zmera qui, ayant choisi le sentier d’Ellula, n’avait pas réussi à entasser tous ses enfants dans son cœur, mais elle était choquée par l’attitude de Qval Frana, une femme parcourant depuis plus de deux siècles la voie de la connaissance, de l’éternel présent.

Les lacets pourtant très fins de sa sandale comprimaient douloureusement son pied gonflé. Deux jours plus tôt, sur les recommandations des belladores, elle avait repris ses activités quotidiennes de novice, croisant en chaque couloir, en chaque pièce des regards sarcastiques, une ironie sous-jacente, insaisissable, nettement plus mortifiante que les moqueries déclarées. Elle ne pouvait pas tenir très longtemps la posture de la porte-du-présent, si bien qu’elle finissait la plupart des séances d’éveil assise contre un mur ou allongée sur la terre battue. Les sœurs instructrices ne lui adressaient aucun reproche, mais elles s’arrangeaient pour lui signifier qu’elle n’avait plus d’existence légitime à leurs yeux, comme si, en plongeant les pieds dans l’eau bouillante du bassin, elle avait trahi leur confiance.

« Ne reste pas figée comme un yonk, Alma ! Tu n’as donc rien à me dire ? »

Zmera se leva, défroissa sa robe d’une couleur vert sombre qui tirait sur le gris et s’approcha de sa fille. Elle portait comme d’habitude des bottines à semelles épaisses et renforcées de pièces de corne qui claquaient sur les dalles de pierre de la réception.

« Tu n’as jamais rien eu à dire, n’est-ce pas ? poursuivit-elle en tournant autour d’Alma qu’elle dominait d’une tête comme un grand nanzier autour d’un pain de manne. Même petite, elle ne pleurait jamais, vénérée Qval. Heureusement que je n’attendais pas ses réclamations pour lui présenter le sein. »

Alma reconnaissait maintenant, sous les essences de cluette et d’onis, l’odeur de sa mère, une odeur acide, assez légère au premier abord, entêtante par la suite. Une odeur synonyme de vexations ou de brimades.

« Je préfère garder mes impressions pour moi, mère », dit-elle d’une voix sourde, à peine audible.

Zmera avança à l’intérieur des colonnes de lumière qui tombaient des lucarnes obliques et s’entrecroisaient au milieu de la pièce et, les bras écartés, les paumes tournées vers le haut, s’immobilisa en face de Qval Frana.

« Un miracle s’est produit dans votre conventuel, vénérée Qval : ma cinquième fille parle !

— Un deuxième a suivi : mon unique mère s’en est rendu compte ! » répliqua Alma.

Elle se mordit l’intérieur des joues, abasourdie par sa propre audace, crispée dans l’attente de la gifle. Qval Frana s’agita sur son fauteuil, mal à l’aise. Comme l’avait affirmé Zmera quelques instants plus tôt, elle était également et surtout la nourricière des centaines de sœurs logées dans l’enceinte de Chaudeterre, et elle allait souvent à l’encontre de ses propres sentiments pour entretenir de bonnes relations avec les mathelles.

« Petite… » Les yeux exorbités, Zmera avait pivoté sur elle-même, comme piquée par une éclipte dorée. Elle se ressaisit et, tandis que ses lèvres se retroussaient en un sourire vénéneux, ses bras retombèrent le long de son corps. « Tu crois sans doute que j’ai du temps à perdre à écouter tes…

— Je comprends que vous soyez pressée, coupa Alma. On raconte que les protecteurs des sentiers ont attaqué certains domaines. Vous craignez tellement de perdre votre pouvoir que… »

La gifle claqua cette fois, avec une telle force qu’Alma partit en arrière et faillit perdre l’équilibre.

« Elle vient tout juste de sortir de convalescence, intervint Qval Frana avec une mollesse méprisable. Vous ne devriez pas la brutaliser de la sorte.

— Nous les mères, nous essayons de sauver l’héritage de l’Estérion, et elle me parle de pouvoir ! » gronda Zmera.

Alma avait la joue en feu et le goût du sang à la bouche, mais le choc avait effacé le complexe d’infériorité des instants précédents et déclenché une colère sourde, froide, parfaitement contrôlée.

« D’où sont issus tous ces hommes, les protecteurs des sentiers, sinon de ventres maternels ? cracha-t-elle avec hargne. Qui les a éduqués sinon leurs mères ? Se montreraient-ils aussi violents, aussi radicaux, s’ils avaient reçu leur content d’amour maternel ? »

Toute trace d’agressivité avait disparu du regard de Zmera lorsqu’il tomba à nouveau sur sa fille. On y lisait de la perplexité, voire un début d’étonnement.

« Ils ont reçu toute l’affection que leurs mères ont pu leur donner.

— Vous parlez du cœur des mères comme s’il était infini. Or Djema nous apprend que seul le présent est infini. Etes-vous sûre, ma mère, d’avoir donné à vos enfants toute l’affection qu’ils vous réclamaient ? Etes-vous sûre que certains de vos fils ne se sont pas engagés dans les rangs des protecteurs des sentiers ?