— Une idée de folle ! vitupéra Zmera. Alma la folle !
— Alma la fumée, Alma la sèche, Alma la fille du volage que vous regrettez d’avoir accueilli dans votre lit ! Alma le fruit pourri de vos amours honnies, votre honte, votre fardeau ! Alma qui sort de votre ventre et restera jusqu’à la mort votre enfant, que vous le vouliez ou non ! »
L’espace d’un instant, Qval Frana, clouée à son fauteuil par la violence de l’échange, crut que la mère et la fille allaient se précipiter l’une contre l’autre, mais elles se défièrent du regard en silence, séparées par une distance de deux pas qui, en cet instant, avait la largeur d’un gouffre. Comme soufflées par la fureur des deux femmes, les colonnes de lumière s’étaient évanouies et avaient laissé la place à une grisaille uniforme, assortie au blanc cassé des murs et au gris-bleu des dalles.
La responsable du conventuel vit par une lucarne des nuages bas et noirs s’amonceler au-dessus des bâtiments. Un orage d’une puissance phénoménale avait éclaté la veille au début de la nuit, brisant une dizaine d’arbres du verger, endommageant une partie des toits, détruisant l’enclos des nanziers, dont trois avaient été retrouvés écrasés sous des pierres et deux noyés dans la réserve d’eau potable. Les ruissellements avaient entraîné des coulées de rochers et de boue qui s’étaient échouées au pied des murs et avaient débordé dans les allées. Même si les orages étaient des manifestations de l’éternel présent, elle pria les enfants-dieux de l’arche qu’il n’en vînt pas un autre avant que les réparations et les opérations de nettoyage ne fussent achevées.
« Je n’ai jamais dit à personne, et surtout pas à toi, que je regrettais d’avoir accueilli cet homme dans mon lit, déclara Zmera d’une voix calme.
— Il n’est pas besoin de dire les choses pour les affirmer, répliqua Alma.
— Tu n’as rien compris, idiote ! J’ai regretté… et je regrette encore de l’avoir laissé partir alors que je mourais d’envie de rester avec lui. Notre relation était tellement passionnelle, dévorante, que je délaissais mes enfants, mes constants, mon travail, que le domaine menaçait de péricliter. J’aurais condamné une centaine de personnes à l’errance si j’avais pris la décision de le suivre. »
La tête baissée, les épaules basses, Zmera retourna s’asseoir dans le fauteuil des vénérées Qvals de Chaudeterre. Et à nouveau la vieille femme émergeait en elle, reléguait au second plan la mathelle, la reine séduisante du domaine.
« Tu lui ressembles, et chaque fois que je te voyais, que je te vois, c’est lui que je vois », reprit-elle après un moment de silence.
L’obscurité se déployait dans la pièce, estompait le sol, les murs et le plafond.
« Pourquoi m’avoir caché les vraies raisons ? demanda Alma.
— Tu étais, tu es toujours l’image vivante de mes regrets. Tu parlais de pouvoir tout à l’heure, je lui préfère le mot choix. Nous sommes toutes amenées à faire des choix, mais nos choix à nous, les mères, les mathelles, concernent les fondements mêmes de notre monde. Quand tu es entrée dans cette pièce, tu m’as ramenée au choix douloureux que j’ai dû faire il y a vingt-deux ans et que je continue de regretter aujourd’hui.
— En quoi suis-je responsable de vos regrets ?
— En rien, en effet, mais, comme tu l’as souligné, le cœur des mères n’est pas extensible à l’infini.
— Vous m’avez sacrifiée comme vous l’avez sacrifié. »
Zmera hocha la tête en retirant machinalement quelques-unes des épingles de corne qui maintenaient une partie de son épaisse chevelure serrée sur les côtés et à l’arrière de sa tête.
« Il y a sans doute une certaine légitimité dans ta façon de voir les choses. D’autres préféreraient appeler ça l’ordre invisible d’Ellula ou encore l’éternel présent de Djema.
— Ah, les légendes de l’Estérion ! s’exclama Alma. Quelle manne, n’est-ce pas ? On leur fait dire tout ce qu’on veut et son contraire. Je n’attends plus rien de vous, ma mère, je marche sur le sentier de ma propre vie, mais ne vous croyez pas pour autant exemptée de vos responsabilités. »
Elle avait prononcé ces mots avec douceur, avec sérénité presque. La colère était tombée en elle comme un vent paresseux de la saison sèche. Sa mère vivait avec ses propres douleurs, avec ses propres brûlures, ces « cadeaux avisés envoyés par le temps », selon les paroles de Gaella la folle, ces… contretemps.
« Vous m’avez traitée de folle…
— J’étais énervée, je ne le pensais pas, se justifia Zmera.
— Ne vous défendez pas. Je le prends comme un compliment. La brûlure à mon pied me confronte chaque instant à mes limites, à mes insuffisances. Ou plutôt à mes suffisances. Elle me rappelle chaque instant combien je suis loin de l’éternel présent, combien j’ai d’orgueil et de colère en moi, combien je me perçois une, séparée du flot de la création. Écoutez, ma mère, écoutez bien, et vous aussi, vénérée Qval : j’ai fermement l’intention de… »
Des bruits de pas précipités l’interrompirent. Deux jeunes djemales échevelées, essoufflées, maculées de terre, vêtues des robes courtes et sans manches des jardinières, s’engouffrèrent dans la réception sans saluer ni respecter les convenances d’usage.
« J’espère que vous avez de bonnes raisons de nous déranger, fit Qval Frana d’une voix sévère.
— Les protecteurs des sentiers… les protecteurs des sentiers… balbutia une des sœurs, terrorisée.
— Eh bien quoi ?
— Ils arrivent, vénérée Qval ! »
La responsable de Chaudeterre pâlit, ses doigts se crispèrent sur l’accoudoir de son fauteuil.
« Comment ça, ils arrivent ?
— Des dizaines, à moins de deux lieues de nos portes ! »
Une centaine de masques d’écorce et de robes de craine se déployaient sur le plateau pelé qui séparait les collines des bâtiments du conventuel. Une pluie fine noyait les reliefs et donnait aux protecteurs des sentiers l’allure d’une armée d’ombres. Une partie des djemales s’étaient juchées sur le toit du bâtiment principal en compagnie de la vénérée Qval et des plus anciennes de Chaudeterre, dont Qval Anzell, la belladore. Les traits tendus, tremblantes de froid et de peur, elles suivaient la progression du bataillon dont les haches et les masses de pierre accrochaient des éclats de lumière.
« Pensez-vous que nous avons une petite chance de négocier avec eux ? demanda Qval Frana.
— Aucune, vénérée Qval, répondit Zmera. S’ils avaient cherché à négocier, ils auraient envoyé une délégation. Ils n’en ont pas éprouvé le besoin parce qu’ils savent qu’il n’y a pas d’homme à Chaudeterre, qu’ils ne rencontreront aucune opposition.
— Que me conseillez-vous ? »
Zmera secoua avec nervosité sa chevelure détrempée. Elle enrageait visiblement d’avoir été surprise loin de ses terres, loin de la petite troupe qui l’avait escortée et qui peut-être avait elle-même été prise au dépourvu par les couilles-à-masques. La pluie et le vent plaquaient les cheveux sur les nuques, les robes de laine végétale sur les épaules, les poitrines, les dos, les fesses et les jambes. En bas, des sœurs venaient tout juste d’apprendre la nouvelle et couraient, affolées, entre les masses grises des bâtiments, dans les allées du potager et du verger, au milieu des monticules de boue et de pierre abandonnés par l’orage.
Les deux mains accrochées à la barre supérieure du parapet, Alma éprouvait les pires difficultés à rester debout : elle avait, comme les autres, gravi l’escalier quatre à quatre, et il lui semblait à présent qu’elle venait tout juste de retirer son pied du bassin d’eau bouillante.